Nombre de spécialistes aujourd'hui parlent de l'émergence du web en Afrique, où les utilisateurs s'adaptent aux usages de ce moyen de communication, s'approprient le numérique et développent de nouveaux usages. Internet permettrait de casser les barrières de l'ignorance qui ont longtemps séparé les Africains du savoir, de la technologie, du progrès. Les géants du web leur offrent généreusement cette opportunité en proposant des interfaces en langues locales et des plateformes semblables à l'arbre à palabres. On pourrait demeurer engoncé dans cette image d'une Afrique toujours apprenante, brave élève à la traîne qui redouble d'efforts pour égaler les autres. Seulement voilà : depuis la fin des années 1990, des chercheurs soulèvent une question qui pourrait bouleverser cette perception. Le codage numérique des données, qui a fait de la machine notre compagnon, puiserait ses racines dans toutes les civilisations. Et si son adaptation par les Africains n'était rien d'autre que la récupération d'un patrimoine local ?
Du sable à l'écran tactile
Dans "numérique", il y a "numéro". Ces numéros qui ont bouleversé à jamais notre
rapport à l'information et aux images, c'est 0 et 1. Chaque photo de profil
Facebook, chaque SMS, chaque donnée émise par votre smartphone ou votre tablette
n'est en fait qu'une suite de combinaisons de ces deux mêmes chiffres 0 et 1. La
formule magique se nomme code binaire.
En Afrique, les possibilités infinies du code binaire contribuent de beaucoup au
développement de l'économie, grâce au marché des terminaux mobiles et des
applications. Au grand déplaisir, parfois, de ceux qui voient en Internet
l'outil du maître, celui par quoi s'effectuera l'étape ultime de l'aliénation
culturelle qui touche depuis quelques années le continent.
Vraiment ? Ce n'est pas l'avis de Ron Eglash. Mathématicien américain, Ron
Eglash a récemment déclaré lors d'une des célèbres conférences TED que les
inventions issues de la technologie numérique sont nées au coeur d'un village
africain. Après avoir démontré que la structure de certains villages d'Afrique
obéit à des principes mathématiques pointus, il révèle que le code binaire n'est
qu'un héritage laissé par…la géomancie, art de divination africain.
Dans son étude, Ron Eglash revient sur la machine logique de Raymond Lull,
conçue grâce au système binaire, qui a inspiré le physicien Leibniz. Lull tire
son inspiration de la géomancie. Introduite par les musulmans en Afrique du Nord
quelque peu avant le 9ème siècle, elle était connue sous le nom de "science du
sable" (ilm ar raml). Elle s'est alors répandue dans le continent d'Est en
Ouest, donnant naissance à des variantes telles que le Sikidy à Madagascar ou le
Bamana au Cameroun.
Du Sona angolais à Google
Entouré des habitants de son village, un vieil homme pose un doigt sur le sable,
et forme un point. Il le déplace à une distance maîtrisée, et dessine un autre
point. Entre les deux, il trace une ligne, qu'il allonge jusqu'à ce qu'elle
entoure les deux points. Le tout, en racontant une histoire qu'il fait évoluer
au gré des mouvements de ses doigts sur le sable. Le Sona est un art du récit
qui s'observe encore dans de rares régions à l'Ouest de l'Angola. Chaque point
peut être un personnage, un lieu ; chaque ligne est une frontière, une fracture
dans le temps. A la fin du récit, les lignes entrelacées donnent une forme
particulière, et l'on remarque alors que tout au long du récit, le vieil homme
n'a pas levé la main une seule fois. Plus encore : lorsqu'on se penche sur la
distance entre chaque point et chaque intersection, on s'aperçoit que ces
distances représentent des valeurs précises qui se répètent dans un ordre
déterminé. Il s'agit ni plus ni moins d'un algorithme, ce mode de calcul qui
permet à Google de prévoir les mots-clés que vous tapez le plus souvent sur
votre clavier, et sur lequel le géant du web a bâti tout son empire. Dans le
Sona, comme dans d'autres arts similaires, les dessins peuvent prendre la forme
d'un animal ou d'un objet selon la nature du récit. Autant de pistes à explorer
sur le lien entre forme et nombres dans la sagesse africaine.
Le rythme dans le sang…et la tête
Bon nombre d'originaires du continent Africain se sont offusqués en entendant
cette légende populaire selon laquelle ils auraient le rythme dans le sang. Mais
que signifie vraiment cette phrase ? Et si elle traduisait autre chose que le
simple fait de savoir comment bouger en harmonie avec les roulements de tam-tam?
Au Burundi, ceux que l'on appelle les Maîtres Tambours sont connus pour leurs
représentations spectaculaires. Armés de tambours géants et de baguettes, ils
produisent une combinaison de sons qui, si on les écoute bien, obéissent à un
schéma rythmique extrêmement rigoureux, allant de cinq à sept battements qui se
répètent à des moments déterminés. Cette façon d'appréhender le son par les
nombres intéresse une discipline qui, il y encore quelques décennies, était
inconnue : l'ethnomathématique.
En Europe ou aux Etats-Unis, des chercheurs se penchent sérieusement sur l'idée
qu'il existe d'autres manières de comprendre l'Univers et de le représenter,
parmi lesquelles la musique, le tissage, la peinture dite traditionnelle. Parmi
eux, Paulus Gerdes, le mathématicien Mozambicain, a mis en avant l'usage du
dessin sur le sable et la dimension mathématique qu'il revêt.
Tous des "marabouts" ?
A présent, réfléchissons aux matériaux qui servent à construire les terminaux
mobiles. Coltan, tungstène, cobalt : autant d'éléments que l'on ne trouve nulle
part ailleurs que dans le sol, c'est-à-dire sous le sable. En d'autres termes,
tout individu qui fait une action quelconque sur son smartphone ou sa tablette
tactile ne fait que perpétuer la science du sable, à l'image du vieil homme
angolais et du devin camerounais. De quoi en envoûter plus d'un.
Touhfat Mouhtar
http://terangaweb.com