Il a quitté l'école à 17 ans pour rejoindre le modeste commerce familial. Aujourd'hui présent dans l'agroalimentaire et l'immobilier, le PDG d'Anwar Invest se lance dans le ciment. Portrait d'un patron très discret.
"Ils n'ont pas l'aura d'Othman Benjelloun, de Moulay Hafid Elalamy ou de Miloud
Chaabi, mais ils ont construit des empires industriels qui pèsent plus de 100
millions de dollars et pourraient prochainement apparaître parmi les 50
Africains les plus riches", écrivait en mars 2014 un blogueur du célèbre
magazine américain Forbes. Eux, ce sont cinq Marocains peu connus du grand
public, dont Brahim Zniber, Abdelouahed Alami, Saïd Alj et Mohammed Karim
Lamrani, tous patrons de grands groupes issus de la bourgeoisie fassie. Et puis
El Hachmi Boutgueray, 42 ans, au profil plus atypique : un jeune Soussi (natif
de la région du Souss) qui s'est fait tout seul.
"Il était très surpris. On ne savait pas trop s'il était content ou inquiet de
cette exposition médiatique", confie l'un de ses proches collaborateurs. PDG et
fondateur du holding Anwar Invest, qui emploie 4 000 personnes et génère 8
milliards de dirhams (plus de 730 millions d'euros) de chiffre d'affaires, El
Hachmi Boutgueray érige la discrétion en mode de gouvernance. Si ses marques et
produits sont présents tous les jours dans les spots publicitaires, l'actualité
de son groupe, sa stratégie, ses ambitions restent à ce jour un mystère. "C'est
quelqu'un d'introverti, de timide, qui ne parle pas beaucoup. Là où il excelle,
c'est dans le travail. Il préfère que son travail parle pour lui", nous explique
l'une de ses connaissances. Pourtant, l'homme a bien une histoire à raconter...
Sans diplôme
Autodidacte, El Hachmi Boutgueray a à peine 17 ans quand il commence à
travailler au côté de son père, un commerçant soussi installé à Oujda, dans la
région de l'Oriental. Le business familial est alors très basique : deux
magasins de gros distribuant des produits alimentaires. C'est de là qu'est parti
El Hachmi, sans le moindre diplôme - pas même le bac.
"Après le décès de son père, il est resté seul capitaine à bord. Il ne s'est pas
contenté de gérer le business familial, il avait la volonté de le développer, de
l'agrandir. C'était un jeune homme très ambitieux", nous dit-on. Après Oujda,
premier quartier général de ses activités, El Hachmi Boutgueray ouvre dès 1994
de nouveaux dépôts de marchandises un peu partout au Maroc et devient vite l'un
des distributeurs qui comptent dans le pays, avec une flotte de 80 camions.
Il aurait pu en rester là, ouvrir de nouveaux dépôts, agrandir encore plus sa
flotte, mais le jeune patron a une autre idée en tête : transformer l'entreprise
familiale en un groupe intégré. D'abord en créant ses propres marques
alimentaires, puis en fabriquant lui-même ses produits, avant de se lancer dans
la production de matières premières. De simple distributeur de biscuits et de
produits alimentaires, Boutgueray est devenu en l'espace de quelques années,
rachat après rachat, l'un des géants de l'industrie agroalimentaire du royaume.
Ses marques Excelo (biscuits), Mario (thon en conserve), Badaouia (beurre) ou
encore King Fruit (jus) connaissent un succès fulgurant auprès des
consommateurs.
Mais sa plus grosse prise reste Fandy, le leader national de la minoterie,
racheté en 2009 à la famille Bennani. Une acquisition qui lui a permis de
maîtriser toute la chaîne. "Le groupe dispose aujourd'hui de ses propres
minoteries, de ses usines de biscuits, de fromage, de beurre, de lait, de
poisson... Et de plus de 200 camions qui assurent la distribution à travers tout
le pays, signale un cadre d'Anwar Invest. Dans l'alimentaire, nous sommes l'un
des rares groupes marocains totalement intégrés."
Ce n'est pas tout. Quand le Maroc connaît son boom immobilier, dans les années
2000, El Hachmi Boutgueray est, comme la majorité des hommes d'affaires du
royaume, de la partie. Il se lance dans la promotion immobilière, tous segments
confondus : logements sociaux, intermédiaires et de haut standing. Mais c'est en
mettant la main sur un précieux terrain en plein coeur du quartier Gauthier,
dans le Casablanca huppé, qu'il va véritablement attirer l'attention - au risque
de passer pour "l'homme de paille d'un puissant, probablement un prince ou une
figure du sérail", selon certains concurrents.
Sur ce terrain, il fera construire Galeria, un centre commercial de dix étages.
Une exception dans un quartier où la règle veut que les bâtiments ne dépassent
pas six niveaux. "Boutgueray a bénéficié d'une dérogation spéciale des autorités
pour sa galerie. Pour obtenir ce genre de privilège au Maroc, il ne suffit pas
d'être un homme d'affaires sérieux et ambitieux, il faut avoir les reins
solides, comme on dit", lance un vieux connaisseur des rouages de l'immobilier
au Maroc. D'autres soutiennent que ce type de sous-entendus, difficiles à
vérifier, est à mettre sur le compte de la jalousie. "C'est le prix à payer pour
les autodidactes qui ont réussi. Miloud Chaâbi et Anas Sefrioui ont eux aussi
beaucoup souffert de ce genre de stéréotypes", rétorque un proche de Boutgueray.
Mauvais calcul ?
Dans les métiers de l'immobilier, le patron adopte la même logique que celle qui
l'a guidé dans la construction de son empire agroalimentaire. Après la promotion
pure et dure, l'homme se lance désormais dans un vaste et courageux projet : une
cimenterie à 3 milliards de dirhams dans la région de Settat, entre Casablanca
et Marrakech. Une aventure que beaucoup considèrent comme un mauvais calcul.
"Le secteur du ciment est en perte de vitesse au Maroc, signale un analyste
financier. Et surtout, il est déjà contrôlé par les majors mondiales que sont
Lafarge-Holcim et Italcementi. Ce n'est certainement pas le moment d'y investir,
surtout quand on est novice en la matière. Mais Boutgueray a dû s'inspirer
d'Anas Sefrioui et de ses Ciments de l'Atlas. Étant donné la saturation actuelle
du marché marocain, il devra cibler essentiellement l'Afrique subsaharienne pour
écouler sa production."
Jugé "bosseur", "sérieux" et "doté d'un grand flair pour les affaires", comme en
témoigne l'un de ses banquiers, El Hachmi Boutgueray a probablement de bonnes
raisons d'y aller. Il est en tout cas bien conseillé pour cela. Atlantic Ciment,
sa nouvelle filiale, est dirigée depuis quelques mois par un as du secteur :
Abdallah Harma, l'ancien directeur général de Ciments du Maroc, filiale
d'Italcementi. Comme tout autodidacte qui réussit, El Hachmi Boutgueray sait
bien s'entourer.