À Kigali, c'est dans un stade comble, submergé par la douleur et l'émotion, que s'est tenue lundi la 20e commémoration du génocide des Tutsis au Rwanda. À la tribune, le chef de l'État, Paul Kagamé, a réitéré ses accusations contre la France.
"After all… after all… les faits sont têtus." Même si ses proches ont l’habitude de dire qu’il comprend le français, il est rarissime d’entendre le président rwandais Paul Kagamé s’exprimer dans la langue de Molière. Mais 48 heures après la brouille diplomatique avec la France consécutive à ses propos sur le rôle de Paris dans le génocide, tenus dans les colonnes de Jeune Afrique et qui ont provoqué in extremis l’annulation de la venue à Kigali de la garde des Sceaux, Christiane Taubira, Paul Kagamé a opté pour le contre-pied, se fendant d’une allusion transparente - en français dans le texte. Pour ceux qui ne l’auraient pas saisie spontanément, la phrase précédente permettait de lever toute ambiguïté : "Aucun pays, même s’il arrivait à s’en convaincre lui-même, n’est assez puissant pour changer les faits."
Le matin même, l’ambassadeur de France à Kigali, Michel Flesch, avait reçu un message des autorités rwandaises lui précisant qu’il était dispensé de se présenter au stade Amahoro, où se tenait la 20e commémoration du génocide des Tutsis, et de déposer quelque gerbe de fleurs que ce soit en hommage aux victimes. À l’aube, le diplomate tentait désespérément de joindre des journalistes français déjà partis pour la cérémonie en abandonnant derrière eux leur portable, protocole de sécurité oblige, pour les informer de ce nouveau rebondissement. Lors d’une conférence de presse tenue après la cérémonie, Louise Mushikiwabo, ministre des Affaires étrangères, s’en expliquait sans toutefois dramatiser : "Ce n’est pas normal que la France, après avoir décidé de ne pas être ici, nous dise qu’elle sera représentée [par son ambassadeur]. C’est un choix politique que la France a fait. C’est une opportunité ratée, on espère que tout n’est pas perdu."
Les Rwandais continuent de rechercher l’explication la plus exhaustive possible sur ce qui s’est passé.
On pourrait d’ailleurs se demander si le diplomate, en apprenant la nouvelle, n’a pas poussé un ouf de soulagement. Car chaque année, au moment où le chef de l’État rwandais se lève de son fauteuil, au premier rang de la tribune présidentielle, pour venir au micro prononcer son discours clôturant la commémoration officielle, on sent perler des gouttes de sueur dans le dos des diplomates français venus à Amahoro comme à Canossa. Cette année, l’ex-commandant en chef de l’ancienne rébellion tutsie, devenue principale force politique du pays, a préféré une allusion sibylline à une flèche empoisonnée. À ceci près qu’en contrebas de la tribune présidentielle, sur la pelouse du stade Amahoro, un message politique est tout de même passé. Entre discours des officiels et témoignage d’un rescapé, les performances proposées cette année retraçaient de manière subtile les pages noires de l’histoire rwandaise, en préambule au discours qu’allait tenir Paul Kagame : "Ceux qui ont planifié et mis en exécution le génocide étaient des Rwandais, mais son histoire et ses causes originelles vont bien au-delà de ce pays. C’est pour cette raison que les Rwandais continuent de rechercher l’explication la plus exhaustive possible sur ce qui s’est passé."
On vit alors des saynètes symboliser la colonisation belge, matrice de l’idéologie génocidaire, ou l’inaction des Casques bleus de l’ONU au moment où les Tutsis se faisaient "machetter" sous leurs yeux. Puis retentit, dans les trois langues officielles du pays (le kinyarwanda, l’anglais et le français), une phrase spécialement dédiée à la France : "Dans ces pays là un génocide ce n'est pas très important." Rapportée par le journaliste Patrick de Saint-Exupéry, aujourd’hui rédacteur en chef de la revue XXI, à l’époque où il était grand reporter au Figaro, cette phrase glaçante aurait été prononcée par l’ancien président François Mitterrand à l’été 1994, à propos du Rwanda.
Crises traumatiques dans le stade
Si la France n’est pas venue, d’autres pays d’Afrique et d’ailleurs ont fait le déplacement. Autour de Paul Kagamé siégeaient ainsi ses homologues ougandais, Yoweri Museveni, somalien, Hassan Sheikh Mohamoud, kényan, Uhuru Kenyatta, congolais, Denis Sassou Nguesso, gabonais, Ali Bongo Ondimba, sud-soudanais, Salva Kiir, et malien, Ibrahim Boubacar Keita, ainsi que le Premier ministre éthiopien, Haile Mariam Dessalegn, le secrétaire général de l’ONU, Ban ki-Moon, ou la présidente de la Commission de l’Union africaine, Nkosazana Dlamini-Zuma. Derrière eux, parmi un parterre d’invités internationaux venus des quatre coins du monde, les anciens présidents Thabo Mbeki (Afrique du Sud) ou Mary Robinson (Irlande), l’ex-occupant du 10 Downing Street, Tony Blair, ou encore l’isolé Bernard Kouchner, ami français du Rwanda ramant à contre-courant en ces temps de guerre froide franco-rwandaise.
Mais le public du stade Amahoro ne se résumait pas aux nombreux invités de marque venus marquer leur solidarité avec le "pays des mille souffrances". Dans les tribunes du stade, tellement comble qu’on dut faire asseoir des centaines de spectateurs sur la pelouse, des Rwandais sans pedigree particulier étaient venus communier et se souvenir. Au fur et à mesure de la cérémonie, comme chaque année, des cris d’épouvante transpercèrent les travées du stade, laissant deviner ce qu’avaient vécu les Tutsis du Rwanda d’avril à juillet 1994. Prises de crises traumatiques incontrôlables, des rescapées revivaient la traque et les atrocités impitoyables vécues en 1994.
Mieux que tous les discours prononcés à la tribune présidentielle, ces hurlements à glacer le sang parvenaient à évoquer l’indicible. Il y a vingt ans, sur les mille collines verdoyantes du Rwanda, une part de l’humanité a été exterminée. 8042014 Jeuneafrique
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