Obscur mouvement armé à sa naissance, la secte islamiste Boko Haram fait à présent des ravages au Nigeria et bien au-delà . Dernière action spectaculaire, l'enlèvement de plus de 270 jeunes filles, qui met le monde en émoi.
A priori, c'est le combat du pot de fer contre le pot de terre. D'un côté, le Nigeria, première puissance économique africaine (500 milliards de dollars de PIB, soit 359 milliards d'euros). De l'autre, Boko Haram, obscur mouvement armé mêlant idéologie religieuse et crapulerie. L'attentat perpétré en avril contre la gare routière d'Abuja et les enlèvements répétés de jeunes filles ces deux derniers mois démontrent pourtant que l'État fédéral est à la peine dans sa lutte contre les quelques centaines d'extrémistes musulmans. Boko Haram peut en effet frapper partout et à tout moment sur le territoire national.
Derrière ce rapport de forces, il y a un homme : Abubakar Shekau, un "lettré musulman" parlant parfaitement le haoussa, le kanuri (les deux principales langues du nord du Nigeria) et l'arabe. À la mort en 2009 de Mohamed Yusuf, le fondateur de la secte, exécuté par l'armée nigériane, il prend la direction du mouvement, dont il était déjà le chef d'état-major. Très vite, son arrivée à la tête de la secte s'accompagne d'un changement de paradigme et de stratégie. Alors que jusque-là ils ne s'en prenaient qu'aux symboles de l'État (postes de police, casernes militaires, tribunaux), les jihadistes - qui ont lu le Coran en diagonale - sont encouragés par leur nouveau guide à s'attaquer aux écoles, aux hommes d'affaires, aux intellectuels... "C'est un basculement total. Il s'agit désormais de combattre les valeurs occidentales et surtout l'école. N'oublions pas qu'en haoussa boko haram signifie que l'école est un péché", soutient Amzat Boukari-Yabara, historien, spécialiste du Nigeria.
Des descentes dans les rédisences universitaires, les lycées et les collèges
Pris par une sorte d'hystérie, les éléments de la secte organisent des descentes dans les résidences universitaires, dans les lycées et les collèges. Selon certaines ONG, 1 500 écoles au moins ont dû fermer leurs portes dans le nord du Nigeria sous cette pression. Shekau décide également d'élargir son périmètre d'action, portant ses attaques dans le Sud. Opération la plus spectaculaire de cette phase : l'attaque meurtrière perpétrée en août 2011 contre le siège des Nations unies à Abuja. Le mouvement islamiste procède en parallèle à une série d'attentats sanglants contre des églises. L'objectif étant d'entraîner le pays dans le chaos à travers un cycle d'"attaques-représailles".
Ce processus d'élargissement de son champ d'action au Sud et au Centre s'opère en même temps que la recherche de financements plus importants et réguliers. À cette fin, Boko Haram crée "un impôt de guerre" dont doivent s'acquitter les hommes d'affaires en vue des régions concernées. "Un jour, mon oncle a reçu des appels répétés d'un numéro anonyme. Il a fini par répondre. C'étaient des éléments de Boko Haram. Ils lui ont intimé l'ordre de contribuer à "l'effort de guerre" en précisant que les fonds réclamés devaient être déposés dans un sac au marché à bétail de Maiduguri. Il n'a eu d'autre choix que de s'exécuter", raconte, la peur au ventre, Boukar Bintoumi, un habitant de la capitale de l'État du Borno, berceau du mouvement terroriste.
Ces derniers mois, les extrémistes nigérians ont en outre pu compter sur le versement de rançons pour enrichir leur trésor de guerre. Selon plusieurs sources, une importante somme a été versée en échange de la libération en avril 2013 des Moulin-Fournier, la famille française enlevée dans le nord du Cameroun puis retenue au Nigeria pendant deux mois par des jihadistes. D'autres fonds semblent ensuite avoir été mobilisés pour obtenir la remise en liberté en décembre de la même année du père Georges Vandenbeusch, prêtre français pris lui aussi en otage à la frontière entre le Nigeria et le Cameroun.
L'argent ainsi amassé sert à recruter de nouveaux "combattants" parmi les jeunes Nigérians, mais aussi parmi les ressortissants des États voisins, devenus des proies faciles en raison de leurs conditions de vie. "Nous avons été très surpris par la fierté avec laquelle cinq jeunes revendiquaient leur appartenance à Boko Haram, témoigne un journaliste de la BBC. Ils nous ont clairement dit qu'ils travaillaient pour la secte contre rémunération. Pour eux, c'est un gagne-pain comme un autre."
Ni le renouvellement de la stratégie du groupe ni les discours enflammés de son nouveau chef ne suffisent toutefois à expliquer la montée en puissance de la secte, passée du statut de mouvement local à sa naissance en 2002 à celui de menace nationale, sous-régionale, voire planétaire aujourd'hui. Les islamistes ont d'abord profité des tergiversations du régime du président Umaru Yar'Adua (2007-2010) et de son successeur Goodluck Jonathan, qui n'ont jamais su trancher entre négociation et répression tous azimuts. Sur le plan sécuritaire, Abuja n'a pas trouvé non plus de réponse adaptée au défi posé par Boko Haram. Là où l'on attendait des mesures antiterroristes fondées sur la collecte humaine et technique de renseignements, le gouvernement fédéral a décrété l'état d'urgence dans trois États (Borno, Yobe et Adamawa) puis dépêché la cavalerie et l'aviation après avoir créé ici et là des unités conjointes de la police et de l'armée. Résultat : les islamistes ont récupéré armes, munitions et même engins de combat à l'issue d'affrontements avec les forces fédérales de défense et de sécurité, peu motivées et désorganisées.
Symbole de la perte de contrôle de la situation par le pouvoir fédéral
"L'armée nigériane n'est visiblement pas prête à combattre Boko Haram. Elle montre une faible capacité de renseignement et connaît des problèmes de discipline et de mobilité. On ne déploie pas une opération de ratissage pour lutter contre un mouvement tel que Boko Haram", estime le général français Dominique Trinquand, directeur des relations extérieures du Groupe Marck.
La faiblesse du maillage administratif des États du Nord et du Nord-Est a par ailleurs favorisé la percée fulgurante du groupe extrémiste, qui en a profité pour occuper des villages des heures durant à plusieurs reprises sans être inquiété par les forces de défense et de sécurité, dont les casernes les plus proches se trouvent à des centaines de kilomètres. Symbole de la perte de contrôle de la situation par le pouvoir fédéral : le président Jonathan en appelle désormais à des puissances occidentales pour libérer les lycéennes enlevées mi-avril dans la ville de Chibok, au Borno. Autre signe de défiance envers l'État fédéral, les familles des jeunes filles kidnappées se sont cotisées pour lancer elles-mêmes la traque des ravisseurs. Dans un pays qui se verrait bien en leader continental et se dit fier de sa richesse nationale, la gestion du dossier Boko Haram provoque une profonde amertume. Et le pouvoir fédéral redoute qu'elle ne se transforme en sanction dans les urnes lors de la présidentielle de 2015. La rue nigériane, pour sa part, a déjà marqué sa nette désapprobation. 19052014 Jeuneafrique
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