Deux candidats et une seule référence : l'élection présidentielle des 26 et 27 mai ne devrait pas réserver de surprise. Le leader de gauche Hamdine Sabahi n'a pratiquement aucune chance de l'emporter face au maréchal Sissi, dont les promesses de sécurité et de stabilité sont devenues prioritaires aux yeux des Égyptiens.
Clameurs, hourras et tambourins ! Farandoles d'adolescents frénétiques et mères de famille en transe ! On aurait dit une foule, tout un peuple saisi d'extase à l'apparition sur l'estrade de celui qui est déjà pour eux l'Élu, Hamdine Sabahi, l'unique challenger du grand favori de la présidentielle des 26 et 27 mai, le maréchal à la retraite Abdel Fattah al-Sissi. Ils ne sont pourtant qu'une grosse centaine, ce mardi 13 mai dans une petite salle des fêtes de Zagazig, ville de 300 000 habitants au nord du Caire, à être venus acclamer ce socialiste nassérien arrivé troisième, à la surprise générale, à l'élection de 2012. "Gauche, droite, nous t'aimons ya Hamdine !" hurlent ses supporters, recyclant un slogan habituellement vociféré par les ultras dans les stades de foot. Plus que la rage de vaincre, une telle ferveur n'exprimerait-elle pas plutôt l'énergie du désespoir ? Car, des analystes les plus pointus aux gamins des rues, personne ne doute de la déroute à venir du socialiste face au conservateur Sissi, devenu "sauveur de la nation" après avoir évincé en juillet 2013 le président Frère musulman Mohamed Morsi dans un climat de révolte populaire. "La grande armée égyptienne est là pour défendre la nation et non pour se mêler de politique et créer des partis !" lance Sabahi d'une voix de stentor, déchaînant les vivats. Chef du parti du courant populaire et codirigeant du Front du salut national, coalition fondée en 2012 pour faire face au pouvoir des Frères musulmans, Sabahi, devant la perspective d'un nouveau pouvoir militaire dans la grande tradition politique égyptienne - enrayée par la révolution du 25 janvier 2011 qui a eu raison du général Hosni Moubarak -, entend jouer la carte d'une présidence civile. État de droit, lutte contre la corruption, aide aux classes défavorisées et aux jeunes diplômés, l'homme de gauche se pose en démocrate quand le maréchal entend donner la priorité aux questions sécuritaires. Mais dans une Égypte marquée depuis trois ans par le chaos politique et secouée par une intensification du terrorisme jihadiste depuis la déchéance des Frères, la promesse d'une stabilité restaurée séduit davantage que les concepts de liberté et de justice sociale. "Pour que le pays aille mieux, il faut faire repartir l'économie, donc le tourisme", résume Gamal, commerçant septuagénaire du Khan al-Khalili, le vieux souk du Caire où le père de Sissi tenait boutique. "Et pour faire revenir les touristes, il nous faut la sécurité et le maréchal, sinon..." s'interrompt-il en montrant d'un geste las les rideaux de fer baissés de ses voisins en faillite. Au-dessus de lui, une banderole barre la ruelle où son champion fait face au très populaire président Nasser. Car, si Sabahi se réclame des idées du Nasser socialiste révolutionnaire, Sissi se voit, lui, en héritier du père de la nation égyptienne.
Abdel Fattah al Sissi veille sur le peuple du Caire
Dans le ciel du Caire, la disproportion des moyens s'affiche en grand format. Depuis que le maréchal a abandonné ses fonctions militaires, exigence de la nouvelle Constitution pour pouvoir se présenter à la présidentielle, les images de lui en uniforme d'apparat ont laissé place à des portraits en costume-cravate où le candidat semble adresser un sourire serein à un avenir radieux. Le soutien de l'armée et celui de grandes familles fortunées comme celle des Sawiris lui permettent d'investir un espace public d'où Sabahi semble presque absent. Partout, sur d'immenses panneaux, l'ex-général veille en sentinelle sur le peuple du Caire, jusqu'au-dessus de la place Al-Tahrir, l'épicentre de la révolution du 25 janvier 2011 et du mouvement populaire du 30 juin 2013 qui a justifié le coup de force de l'armée contre le pouvoir des Frères musulmans. Omniprésent sur les murs des villes, très favorablement présenté par des médias acquis à sa cause ou mis au pas, Sissi n'apparaît pas en public, laissant ses équipes faire campagne, contrairement à son adversaire, qui sillonne le pays. Trois jours avant le meeting de Sabahi à Zagazig, les supporters du maréchal avaient été appelés à se rassembler au Caire, mais leur champion ne s'est pas présenté, officiellement pour des raisons de sécurité : lors de sa première interview diffusée le 5 mai sur les chaînes privées CBC et ONTV, Sissi avait assuré avoir été la cible de deux tentatives d'assassinat. Telle prudence pourrait également être tactique, son immense popularité lui permettant de ne pas rééditer de déclarations publiques malencontreuses, comme celles, fort mal reçues, faites le 8 mai devant des journalistes éberlués auxquels il affirmait : "Vous écrivez qu'aucune voix n'est plus forte que la liberté d'expression. Ça veut dire quoi ?" Ou encore : "Compte tenu des spécificités de notre pays, il faudrait vingt à vingt-cinq ans pour instaurer une démocratie à l'égyptienne." "Sissi, Hamdine, face à face !" tonnaient les militants favorables au socialiste à Zagazig, réclamant un duel télévisé auquel l'ex-militaire refuse pour l'instant de se prêter.
"Sissi est très fort pour ne rien dire, laisser croire qu'il n'est pas ambitieux, mais qu'il endossera le poids des responsabilités "pour le bien du peuple"", commente le politologue Tewfik Aclimandos. L'homme de la Grande Muette cultive la même discrétion sur son programme, insistant sur "la stabilité et la sécurité du pays" tout en promettant vaguement des réformes des systèmes de santé et d'éducation ou encore la concentration de ses efforts sur le secteur de l'énergie, très affecté ces trois dernières années. "Il ne doit pas proposer de programme, mais se présenter comme l'homme capable de faire face et de sortir le pays de la crise", a estimé Hassanein Heikal, un influent soutien cité par Al-Ahram Hebdo. Mais ce flou ne provoque pas l'enthousiasme : au meeting du Caire, où de nombreux Alexandrins s'étaient joints aux partisans de la capitale, les deux cinquièmes des chaises alignées étaient vides. "La "sissimania" ? C'est passé ! L'élection n'est pas encore complètement jouée, Sissi a une grosse avance, mais Sabahi fait une campagne plus dynamique", constate Tewfik Aclimandos.
Multiplier les promesses peu sérieuses
À l'inverse de son rival, Sabahi multiplie en effet les rencontres et les propositions concrètes : un ambitieux projet d'énergie solaire susceptible de générer 16 000 emplois, la construction d'un tramway pour le grand Caire - au trafic engorgé -, la mise en place d'un fonds de développement pour la Haute-Égypte, ou encore l'appui à fournir à 5 millions de microprojets sur quatre ans. "Hamdine avait trouvé le bon discours, analyse le politologue, mais il va trop loin dans ses déclarations et se met à multiplier les promesses peu sérieuses, comme celle d'octroyer trois feddan ["acres"] de terres aux jeunes diplômés ou de récupérer l'argent de la corruption pour le redistribuer." Vieux briscard de la gauche égyptienne, Sabahi revendique le soutien des petits et moyens propriétaires terriens et d'une majorité des jeunes de la révolution. Et il peut espérer récolter les votes contestataires de ceux qui ont été dégoûtés, tant par le maréchal Tantaoui, tuteur du premier gouvernement transitoire, que par les islamistes qui lui ont succédé. De son côté, Sissi peut compter sur l'appui des classes les plus modestes, bureaucrates, citadins et jeunes diplômés, sur celui des chrétiens coptes, environ 8 % de la population - très échaudés par le sectarisme des Frères musulmans -, ainsi que sur celui des salafistes. Les Frères, dont l'organisation a été déclarée terroriste en décembre 2013 et compte plus de 1 200 condamnés à mort depuis le début de l'année, sont en fuite ou font profil bas. Ils considèrent que le président légitime reste Mohamed Morsi et refusent de voter pour le traître Sissi qui a couvert le massacre de plus de 600 d'entre eux, place Rabaa au Caire en août 2013, comme pour Sabahi le séculier, qui s'était gardé de s'exprimer sur le bain de sang. Sissi ayant déclaré qu'"il n'y aura[it] plus de Frères musulmans", et Sabahi s'étant prononcé pour le maintien de leur interdiction, aucun des deux ne se montre prêt à faire des concessions.
Le test de la participation sera également significatif, 51 % des électeurs s'étant déplacés au deuxième tour du scrutin de 2012. Car après trois années de chaos politique et entre le discours sécuritaire de Sissi et les propositions parfois utopistes de Sabahi, nombreux sont ceux qui se désintéressent de l'élection. Comme ce jeune vendeur de papyrus, qui constate, dans sa boutique déserte : "J'ai fait la révolution, j'ai voté pour les Frères parce que je les croyais honnêtes, mais ils nous ont tous trompés. Je ne voterai plus pour personne, ça ne sert à rien." Discours similaire d'une avocate sceptique des beaux quartiers : "L'élection ne stabilisera en rien le pays, Sissi mécontentera comme Tantaoui et Morsi ont mécontenté, et la rue entrera à nouveau en convulsions."
Une révolution derrière les barreaux ?
"Si le peuple vient à se soulever contre moi, je partirai et je ne le dirai pas deux fois", déclarait Sissi à la presse le 8 mai, tout en verrouillant ses défenses sur le terrain. Sur la place Al-Tahrir, où des millions d'Égyptiens s'étaient rassemblés en janvier 2011 puis en juin 2013, des policiers antiémeute semblent vouloir prévenir, bouclier et matraque au poing, toute volonté de rassemblement. Devant le Musée du Caire, une forte unité de blindés est prête à intervenir. En novembre, le nouveau pouvoir avait interdit toute manifestation, emprisonnant dans la foulée des centaines de jeunes activistes qui protestaient précisément contre la loi liberticide. "On parle beaucoup à l'étranger de la chasse aux Frères musulmans, mais un millier de jeunes activistes ont été injustement jetés en prison où ils sont torturés, et notre premier but est de les faire libérer", affirme Adhaf Soueif, commentatrice politique pour le Guardian britannique, très engagée dans la cause révolutionnaire. Si Sabahi a affirmé vouloir abroger la loi, Sissi, le vainqueur probable, affirme : "Nous n'allons pas accepter que des manifestations irresponsables fassent tomber l'Égypte."
Une révolution derrière les barreaux ? Au centre de la place Al-Tahrir, dominée par le portrait géant du maréchal, le monument érigé à la mémoire de ses martyrs sert maintenant de décor pour photos-souvenirs. À proximité, la rue Mohammed-Mahmoud, dont des artistes avaient recouvert les murs de tableaux et de slogans révolutionnaires, semble muséifiée. "Personne n'a rien peint ici depuis six mois, indique un kiosquier. Au bout de la rue, le ministère de l'Intérieur veille maintenant férocement !"
Éreintés, les militants du 25 janvier 2011 refusent de se résigner, mais beaucoup hésitent sur la marche à suivre les 26 et 27 mai : "Si nous boycottons le scrutin et que Sissi fait 95 %, alors nous serons vraiment revenus à l'ère de l'ancien régime, explique une Adhaf Soueif très favorable à Sabahi. Mais si nous y participons et qu'il ne remporte que 65 % des voix, il pourra se gargariser d'avoir été élu de manière tout à fait démocratique."
Tout pour le tourisme
"Sécurité" et "reprise économique" sont désormais les maîtres mots. Sur ce dernier point, la chute inexorable des recettes touristiques pèse lourdement tant sur le budget que sur l'emploi. Alors qu'en 2010, avant la révolution, le pays avait accueilli quelque 14,7 millions de touristes, l'année 2013 a vu ce chiffre tomber à 9,5 millions. Les revenus sont ainsi passés de 12,5 milliards de dollars (9,1 milliards d'euros) à 5,9 milliards. Devant l'urgence de la situation, Hisham Zaazou, le ministre du Tourisme, a présenté le 4 mai un plan de redressement du secteur censé porter la fréquentation à 25 millions de personnes en 2020. Inde, Chine et Amérique latine sont les premiers pays ciblés. Mais il le sait : sans sécurité, son plan restera un voeu pieux. L'attentat-suicide du 3 mai contre un complexe touristique à Sharm el-Sheikh (huit blessés et un soldat tué) et le décès de trois touristes sud-coréens en février lors d'une attaque contre un bus dans le sud du Sinaï sont là pour le lui rappeler. 26052014 Jeuneafrique
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