Trois ans après la fin tragique du "Guide" libyen, Mouammar Kadhafi, le renversement d'alliances qui est en train de s'opérer en douceur a remis en selle une frange des partisans de l'ancien régime. Au nom de la guerre contre le terrorisme.
"C'était mieux avant", ont coutume de se lamenter en choeur les nostalgiques de l'ex-Jamahiriya, lesquels mettaient en garde, dès 2011, contre l'hydre islamiste et les appétits des puissances impérialistes. Ceux-là se délectent d'avoir prédit le chaos actuel, mais ils ne lisent l'avenir que dans le rétroviseur : puisque cette révolution n'a apporté que violence et désolation, revenons en arrière.
De là à conclure, comme l'a fait un éditorialiste du quotidien français Le Monde, que "nombre de Libyens disent regretter le temps de Mouammar Kadhafi", il n'y a qu'un pas qu'il serait hasardeux de franchir. Mais une partie de ceux qui s'étaient rangés du côté du régime en 2011, avant d'être forcés à l'exil - surtout en Tunisie ou en Égypte -, se font moins discrets et se positionnent en alliés objectifs du camp nationaliste face aux islamistes.
Le nationalisme sourcilleux des héritiers d'Omar el-Mokhtar, héros de la résistance contre l'occupant italien, a de facto remis en selle les anciens kadhafistes, surtout quand ils se présentent comme des patriotes intègres qui n'ont ni fait couler le sang, ni dilapidé l'argent public. Un rapprochement de circonstance qui obéit à la fois à la situation désespérée des forces de sécurité d'un État libyen vacillant et au rejet quasi unanime d'une nouvelle intervention militaire étrangère.
Des anti-khadafistes contre les islamistes
"On s'est servi des azlem [appellation péjorative des partisans de l'ancien régime] comme d'un épouvantail depuis 2011. En réalité, la menace sécuritaire est toujours venue des islamistes radicaux et de leurs soutiens étrangers", commente un officier supérieur de l'armée libyenne. Derrière ce front des anciens cadres de la police et de l'armée contre la terreur jihadiste, s'opère en douceur un renversement d'alliances : hier les révolutionnaires et les islamistes (y compris les vétérans de l'Afghanistan) contre la dictature ; aujourd'hui les nationalistes de l'ancien régime et une partie des anti-kadhafistes contre les islamistes. Pas étonnant que ces derniers se disent trahis et prétendent "défendre les objectifs de la révolution du 17 février".
C'est dans le cadre de cette croisade que les kadhafistes sont discrètement redevenus des alliés de circonstance du fragile bloc politico-militaire anti-islamiste rallié aux autorités légitimes installées à Tobrouk. Sur fond de guerre, les alliances politiques et tribales se réaffirment, et les kadhafistes réactivent leurs réseaux. Jusque-là tapis dans l'ombre mais bien organisés, les "Verts" n'ont cessé de suivre l'évolution de la Libye de l'intérieur par le biais de leurs informateurs et de leurs sympathisants, notamment dans les ministères et dans l'armée.
Pour les grandes figures de l'ancien régime, la victoire des "non-islamistes" aux législatives de juin dernier leur offre l'occasion de se rendre utiles. Certains kadhafistes se sont même rangés derrière les autorités installées à Tobrouk (Parlement, gouvernement, armée), reconnues par la communauté internationale mais contestées et combattues par la coalition islamiste Fajr Libya.
Les kadhafistes sur le devant de la scène
Trois ans après la fin tragique, le 20 octobre 2011, du "Guide" dans les faubourgs de Syrte, sa ville natale, les kadhafistes sont ainsi revenus sur le devant de la scène. Si les fils du colonel ont tous été neutralisés - Moatassim et Khamis, morts les armes à la main ; Seif el-Islam et Saadi, détenus respectivement à Zintan et à Tripoli -, d'autres figures de l'ex-Jamahiriya entretiennent la flamme verte.
Cousin de Mouammar Kadhafi, installé au Caire, Ahmed Kadhaf Eddam a pu savourer la levée subite du gel de ses avoirs par la cour de justice de l'Union européenne (UE). Personnage influent et haut en couleur, il s'est attaché les services, entre autres, de l'avocat Hervé de Charette, ancien ministre français des Affaires étrangères. Ceux des kadhafistes qui se méfient de lui voient dans la levée du gel de ses avoirs une "décision hautement politique". Mais tous sont convaincus qu'avec sa fortune, estimée à plusieurs milliards de dollars, Kadhaf Eddam va aider les forces de sécurité, aujourd'hui désargentées, à se procurer des armes et contribuera ainsi activement à la lutte contre le terrorisme.
Ancien coordinateur des relations avec l'Égypte, il a déclaré au canal arabophone de la BBC : "Le monde se souviendra longtemps de Kadhafi et les Libyens découvriront qu'ils se sont trompés sur son compte." Info ou intox, à quelques jours du troisième anniversaire du 20 octobre 2011, le journal irakien Azzaman rapportait, pour sa part, les propos de la fille de Kadhafi, l'impétueuse Aïcha, recueillis via Facebook, qui se disait "séquestrée avec ses enfants et sa mère" à Mascate, dans le sultanat d'Oman. Non loin de là , à Doha, Moussa Koussa, ex-patron des renseignements, reçoit régulièrement des visites, mais il n'inspire guère confiance aux kadhafistes.
Depuis Johannesburg, l'ex-directeur de cabinet du "Guide", Béchir Saleh, a également saisi cet été la cour de justice de l'UE pour obtenir la levée du gel de ses avoirs, dans l'espoir que le cas Kadhaf Eddam fasse jurisprudence. Actif, Saleh s'entretient régulièrement avec, entre autres, les responsables militaires de Zintan, qu'il soutient. Fort de son entregent africain et parisien, ce francophone oeuvre à les imposer comme des interlocuteurs crédibles auprès des chancelleries occidentales.
C'est ainsi que, fin septembre, il a repris langue avec ses "contacts" français, sollicités pour réserver le meilleur accueil à Othman Mligta, chef de la puissante milice zintanie Qaaqaa, de passage à Paris, le 1er octobre. Reçu au ministère de la Défense, ce dernier a demandé aux Français un soutien militaire et des frappes aériennes ciblées. Pour ce chef de guerre progouvernemental, pas question de collaborer avec les kadhafistes qui ont du "sang sur les mains". Mais il admet être disposé à confier un rôle à Seif el-Islam, pourtant sous le coup d'un mandat d'arrêt de la Cour pénale internationale (CPI) pour "crimes contre l'humanité".
Seif el-Islam en résidence surveillée
Depuis son arrestation dans le Sud libyen, le 19 novembre 2011, Seif el-Islam est détenu - ou plutôt en résidence surveillée, voire protégée - à Zintan. Les responsables militaires zintanis le consultent régulièrement tant il maîtrise les arcanes de l'organigramme islamiste libyen. De même que les chefs des tribus qui lui sont restées fidèles, à commencer par les Wershefana, sous le feu de Fajr Libya, qui entend les "éradiquer". Affaiblis par leur défaite militaire à Tripoli, le manque de munitions et les divisions entre leurs branches politique et militaire, les Zintanis se savent vulnérables.
Certains d'entre eux cherchent à tirer profit du butin de guerre que constitue Seif el-Islam, lequel est convoité par Fajr Libya. "Une contre-révolution se met en place contre les islamistes", souligne un proche des Zintanis. Et les kadhafistes se révèlent indispensables de par leurs réseaux et leur expérience, tant sur le plan de la gestion administrative que sur le plan militaire, sans oublier leur force de frappe financière, pour rebâtir et faire fonctionner l'appareil d'État." Mais ce qui apparaît comme une alliance de circonstance à certains est dénoncé comme une trahison des valeurs de la révolution par les autres. 28102014 Jeuneafrique
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