Karim Guellaty et Cyril Grislain Karray, spécialistes en communication politique, commentent pour "Jeune Afrique", dans un second entretien d'une série de trois, la bipolarisation du paysage politique, à la suite de la victoire de Nida Tounes aux législatives.
Quel jugement portez-vous sur la campagne législative qui vient de s'achever ? Elle ne semble pas avoir suscité autant d’engouement qu’en 2011, et la discussion sur les programmes a été totalement escamotée…
Cyril Grislain Karray : Les deux campagnes, celle de 2011 et celle de 2014, ont beaucoup de caractéristiques semblables. Dans les deux cas, le vote a été d’abord un vote de contestation. En 2011, il s’agissait de contester l’ancien régime et son système, d’opérer une rupture. Les partis qui incarnaient le mieux cette rupture, sur le plan culturel, identitaire et politique (Ennahdha et le CPR) l’avaient emporté. Cette fois, la contestation a porté sur le régime de la troïka, les partis qui en émanaient ont été sanctionnés plus ou moins durement. En 2011 déjà , les marqueurs de la différence s’étaient opérés sur les valeurs et le positionnement, bien davantage que sur les programmes. Cette année, hormis Afek Tounes, qui s’est inscrit comme force de proposition, aucun parti n’a cherché à capitaliser sur son programme. Le Front Populaire et Nida Tounes ont mis en avant leur posture oppositionnelle et Ennahdha a tenté de se positionner comme le "parti du consensus", sans véritablement chercher à s’inscrire dans le prolongement de son sillon programmatique.Il faut comprendre que la psychologie actuelle de l’électeur tunisien l’incite plus naturellement à voter "contre" qu’à voter "pour". Les gens ne savent pas exactement ce qu’ils veulent, mais ils savent ce qu’ils ne veulent pas (la violence, la division, la remise en cause de la sacralité, et la corruption matérielle et morale). La plupart des partis ont tiré les leçons de 2011 et ont fait campagne "à l’économie", en évitant de recourir à la publicité politique dans les médias, et en réduisant le nombre et le format des meetings. Certains ont fait de nécessité vertu : l’argent politique s’est raréfié, sauf dans quelques cas précis (UPL). Ennahdha a déployé des moyens impressionnants mais qui n’ont pas suffi à emporter la décision, car son message n’avait plus le même impact. La vraie différence entre les deux séquences électorales est d’ordre émotionnel : en 2011, l’énergie était chargée positivement, il était question de refonder l’État et la République, de réformer la société. Les fondements émotionnels de la campagne de 2014 étaient très négatifs, d’où la prolifération des attaques entre candidats, et la tonalité des discours, fondée sur la crainte.
Karim Guellaty : Les enjeux n’étaient pas les mêmes, et il semble que les électeurs l’aient bien compris. Les candidats ont insisté sur l’idée que cette fois, il s’agissait d’une "élection de gouvernance", il s’agissait de choisir l’identité de ceux qui allaient décider du chemin pour les 5 années à venir. Là encore, c’est Nida qui a donné le tempo, car cette thématique et ces enjeux lui convenaient. Les autres partis se sont laissé enfermer dans ce "périmètre de la gouvernance", qui était objectivement le plus favorable à Nida. C’est une des raisons de leur échec. Nida a fait une campagne "subliminale", en expliquant inlassablement ce à quoi la Tunisie ne devait plus ressembler. Ils ont laissé les électeurs faire leurs déductions, et s’imaginer "à quoi pourrait ressembler la Tunisie avec Nida". Ce travail a été grandement facilité par la personnalité, forte et charismatique, de Béji Caïd Essebsi, très identifiable, car inscrite dans la une filiation bourguibienne. Au final, les deux partis sortis vainqueurs du scrutin sont ceux dont le positionnement idéologique (Ennahdha) ou le positionnement (et l’image) du leader (Nida) étaient les plus évidents à distinguer.
Les partis dont les leaders ont vu leur image brouillée par ces trois ans de gouvernance (le CPR et Ettakatol) n’ont pas pu ou su revenir à des axes de campagne pragmatiques, et sont trompés en s’obstinant à s’identifier à leurs leaders, dont la connotation était devenue négative.
À mon sens, cette campagne législative tunisienne est l’illustration parfaite du principe de l’identification. L’identification peut s’opérer de trois manières. Soit par le leader, soit par le programme, soit par le positionnement. Ennahdha a un positionnement clivant qui permet son identification politique. Nidaa a un leader clivant qui permet son positionnement politique. Les autres n’ont pas su avoir de positionnement clivant ni par leurs leaders, ni par leurs programmes, ni par leurs positionnements.
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Propos recueillis Ă Tunis par Samy Ghorbal 29102014 Jeuneafrique
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