D'un côté, un pays déchiré par les milices, squatté par l'État islamique et sur lequel prétendent régner deux gouvernements. De l'autre, des voisins africains et des Occidentaux divisés sur les moyens d'agir. Et pourtant, en Libye, il y a urgence.
Après le chaos, la terreur islamiste ? Avec l'atroce assassinat de 21 Coptes égyptiens et l'irruption de l'organisation État islamique (EI, ou Daesh), le drame libyen a changé de nature. Les Occidentaux peuvent-ils laisser s'installer un "califat" à 350 kilomètres des côtes italiennes ? Aujourd'hui, toutes les options sont sur la table. Y compris la guerre.
Pourquoi la situation n'a-t-elle jamais été aussi grave ?
Vingt et un chrétiens suppliciés sur une plage libyenne... Le 15 février, l'image de la décapitation de ces malheureux Coptes égyptiens vêtus de combinaisons orange - comme en Syrie - a fait le tour du monde. Et c'est bien ce que voulaient leurs bourreaux. "Nous ne sommes plus sur une colline de Syrie, mais au sud de Rome", aboie un porte-parole de l'EI dans une vidéo de propagande, comme s'il voulait réveiller la peur millénaire des chrétiens menacés par les Sarrasins... L'organisation met en scène l'horreur pour signer sa présence sur le sol libyen.
Ce n'est pas la première fois que ses jihadistes se manifestent en Libye. Depuis six mois, ils s'affichent dans la ville de Derna, en Cyrénaïque. Et ne visent pas que les chrétiens. Le 27 janvier, ils ont revendiqué l'attentat qui a fait neuf morts au Corinthia, l'hôtel le plus prestigieux de Tripoli. Le 18 février, ils ont paradé à bord d'une soixantaine de pick-up surarmés dans la ville de Syrte, en brandissant le drapeau noir. Combien sont-ils ? "Environ 700 hommes, dont 400 à Syrte", confie au Figaro un officier de la très puissante milice de Misrata. Depuis un mois, ils défient ouvertement le gouvernement (non reconnu par l'ONU) de Tripoli, contrôlé par la coalition des brigades islamistes Fajr Libya ("Aube de la Libye") - à ne pas confondre avec les jihadistes. Quels liens réels avec Abou Bakr al-Baghdadi, le calife autoproclamé de Mossoul ? "Des cadres syriens de l'État islamique ont été repérés dans des camps d'entraînement de Cyrénaïque", confie une source proche d'un service de renseignements. Pour l'EI, la Libye offre un avantage que n'ont pas les régions qu'il contrôle en Syrie et en Irak : un accès à la mer. Selon Il Messaggero, la police italienne s'est procuré des écoutes téléphoniques dans lesquelles l'EI menace d'envoyer d'un coup des centaines de milliers de migrants sur des embarcations à la dérive en direction de l'Italie...
Jusqu'où peut aller le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi ?
Dans la nuit du 15 au 16 février, quelques heures après la décapitation des Coptes, le raïs a ordonné à son aviation de frapper des sites présumés de l'EI dans la région de Derna. Pour Sissi, "ce qui se passe en Libye va transformer ce pays en un terreau qui menacera l'ensemble de la région, pas uniquement l'Égypte, mais aussi le bassin méditerranéen et l'Europe". Il appelle donc à une mobilisation internationale en faveur du gouvernement de Tobrouk (reconnu par l'ONU) et du général Khalifa Haftar, l'officier libyen qui, il y a un an, a lancé l'opération Dignité contre les islamistes d'Ansar al-Charia dans la ville de Benghazi. À noter que, pour le président égyptien comme pour son affidé Haftar, la distinction entre jihadistes de l'EI et islamistes de Fajr Libya et d'Ansar al-Charia n'a pas lieu d'être. Tous sont à leurs yeux des "terroristes" à éradiquer.
Dans le camp des interventionnistes, il y a aussi l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, dont l'aviation basée en Égypte a bombardé des positions de Fajr Libya en août 2014 à Tripoli. Dans le camp adverse se distinguent la Turquie et le Qatar, qui soutiennent Fajr Libya. Ce 19 février, les Qataris n'ont pas hésité à critiquer les frappes égyptiennes du 16 sur Derna. Réplique des Égyptiens : "Vous soutenez le terrorisme." Aussitôt, le Qatar a rappelé son ambassadeur au Caire...
Qu'en pensent les autres voisins de la Libye ?
Autour de la Libye, c'est la grande pagaille. Le Soudan ne dit mot, mais le régime islamiste d'Omar el-Béchir prend le contrepied de l'Égypte en appuyant Fajr Libya à Tripoli et Ansar al-Charia à Benghazi. Le Tchad et le Niger, eux, sont beaucoup plus proches des positions du Caire. "Il faut intervenir en Libye", s'écriaient en choeur Idriss Déby Itno et Mahamadou Issoufou il y a deux mois. Fin janvier, ils ont bien voulu donner une chance à une médiation de l'ONU. Mais comme les jihadistes du Sahel trouvent refuge dans le Sud libyen, leur patience a des limites.
Quant à Alger et Tunis, ils sont aux antipodes de l'Égypte. "Nous sommes pour une solution politique, pour le dialogue", affirme Ramtane Lamamra, le chef de la diplomatie algérienne. "Il ne faut pas jeter de l'huile sur le feu", ajoute son porte-parole, Abdelaziz Benali Chérif, en réponse aux partisans d'une opération armée. "Nous sommes toujours opposés à une intervention militaire, la seule solution est politique, déclare de son côté Habib Essid, le Premier ministre tunisien. La principale raison de la situation [dans laquelle se débat la Libye] a été une intervention militaire [occidentale contre le régime Kadhafi], c'est pourquoi notre position est claire." Pour Alger et Tunis, une nouvelle opération internationale en Libye représente un risque majeur : l'afflux à leurs frontières de centaines de milliers de réfugiés, parmi lesquels pourraient se glisser des terroristes. Confidence du colonel algérien Abdelhamid Larbi Chérif à L'Expression : "L'expansion de Daesh est un grand souci pour l'Algérie et la Tunisie, où des informations circulent sur le retour de centaines de jihadistes tunisiens, libyens et marocains de Syrie via la Turquie".
Italie, France, États-Unis : à quoi sont-ils prêts ?
À Rome comme à Paris, les gouvernements sont tiraillés. "L'Italie est prête à diriger en Libye une coalition pour arrêter la progression du califat, qui est parvenu à 350 km de nos côtes", a lancé Roberta Pinotti, la ministre de la Défense, qui a suggéré l'envoi de 5 000 hommes sur le terrain. Aussitôt, Matteo Renzi, le président du Conseil, l'a invitée à plus "de sagesse et de prudence". À Paris, Jean-Yves Le Drian, le ministre de la Défense, ne manque pas de rappeler en privé qu'il a sonné le tocsin dès septembre 2014. Officiellement, aucune intervention n'est planifiée, mais l'état-major français évalue à 100 000 le nombre d'hommes qu'il faudrait déployer en Libye pour y ramener la paix.
En Italie comme en France, les partisans d'une opération armée tiennent le même raisonnement que Badr Abdelatty, le porte-parole de la diplomatie égyptienne : "Il ne peut y avoir deux poids, deux mesures. Il est inconcevable de combattre avec détermination Daesh en Syrie et en Irak, tout en l'ignorant en Libye !" Pour eux, une intervention militaire est inévitable. Ils savent cependant qu'aucun pays ne pourra la mener seul. Confidence d'un responsable français : "Notre souhait, c'est une opération internationale couverte par l'ONU. Mais l'Algérie bloque. Les Algériens nous disent : "Si vous aidez Haftar, vous nous aurez contre vous""...
Aux États-Unis, le péril libyen est connu depuis l'assassinat de l'ambassadeur Christopher Stevens, le 11 septembre 2012 à Benghazi. D'où les deux raids qui ont abouti à la capture de chefs jihadistes (Abou Anas al-Libi, en octobre 2013 à Tripoli, et Abou Khattala, en juin 2014 à Benghazi). Pour l'heure, Barack Obama ne veut toutefois pas s'engager plus avant dans ce que l'un de ses proches appelle "le piège libyen". Une résolution de l'ONU pour une opération de paix est-elle possible ?
Pas tout de suite. L'Égypte le sait, qui a renoncé le 18 février à faire cette demande devant le Conseil de sécurité. Pour l'instant, Le Caire se contente de demander à l'ONU une levée de l'embargo sur les armes à destination du gouvernement (reconnu) de Tobrouk. Mais même cette mesure fait débat. "Le problème est qu'il n'y a pas un seul gouvernement contrôlant efficacement son territoire. Il n'y a pas une armée libyenne que l'on pourrait soutenir efficacement, déplore Philip Hammond, le ministre britannique des Affaires étrangères. La première condition [à la levée de l'embargo] est la création d'un gouvernement d'union nationale."
Depuis deux mois, Bernardino León, l'émissaire de l'ONU, tente justement de faire dialoguer les frères ennemis de Tobrouk et de Tripoli pour les convaincre de former ce gouvernement d'union. Dans son schéma, un Premier ministre de consensus serait épaulé par deux vice-Premiers ministres, l'un de Tobrouk, l'autre de Tripoli. Il sait que le temps presse. Mais, pour l'instant, chacun voit la Libye à sa porte.
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