En achetant des avions français et du matériel russe, le président entend montrer à l'allié américain que son pays peut s'émanciper. Et diversifier ses partenariats.
Doublement du canal de Suez, achat d'une centrale électrique nucléaire à la Russie, acquisition de 24 avions de combat Rafale et d'une frégate multimissions Fremm : le maréchal président Abdel Fattah al-Sissi semble bien parti pour honorer la promesse faite lors de son élection, en juin 2014, de "restaurer la grandeur et la puissance de l'Égypte".
Une aubaine presque miraculeuse pour l'industrie militaire française, et en particulier pour l'avionneur Dassault, qui décroche là son premier marché à l'exportation, après des échecs répétés à Singapour, en Suisse, aux Émirats arabes unis, au Maroc et au Brésil, alors que le mégacontrat indien, portant sur l'acquisition de 126 appareils, tarde à se concrétiser. Les montants en jeu donnent le vertige : 5,2 milliards d'euros, rien qu'en armes françaises.
Le marché a été bouclé en un temps record - moins de cinq mois ! Avec 15 % de la population au chômage et une économie exsangue depuis la révolution qui a chassé du pouvoir Hosni Moubarak, en janvier 2011, l'Égypte ne semblait pas en mesure de régler une telle facture, même échelonnée sur plusieurs années, comme c'est la règle en pareil cas. Mais c'était compter sans l'appui inconditionnel des monarchies du Golfe - Arabie saoudite, Émirats et Koweït - qui ont approuvé ce grand contrat. Et vont contribuer à son financement.
Le Caire prendra livraison des trois premiers appareils d'ici à juillet, ainsi que de la frégate, initialement destinée à la marine française et qui va changer de pavillon. Les Rafale pourraient ainsi participer à la cérémonie d'inauguration du canal rénové, le 5 août. Au total, cinq ans seront nécessaires pour honorer le contrat. Les chasseurs-bombardiers français pourraient être rapidement amenés à intervenir sur le théâtre des opérations.
La veille de la signature officielle du bon de commande, le 16 février, l'aviation égyptienne a pilonné des positions de l'État islamique (EI) dans l'est de la Libye, en représailles à l'abominable exécution de 21 Coptes égyptiens. Ces raids pourraient n'être que le prélude à un engagement militaire plus important. À l'instar de Vladimir Poutine, dont il partage les postures martiales et le rêve de puissance retrouvée, Sissi veut "terroriser les terroristes". Depuis un an, il soutient à bout de bras le sulfureux général Khalifa Haftar, "bras armé" du gouvernement de Tobrouk,
qui lutte contre les milices islamistes de Fajr Libya ("l'Aube de la Libye"). En proie au chaos, l'ex-Jamahiriya de Mouammar Kadhafi est en effet devenue un véritable sanctuaire terroriste, et Le Caire redoute une jonction entre les groupes libyens et "ses" jihadistes du Sinaï, qui harcèlent les forces de sécurité égyptiennes.
Menaces de suspension de l'aide militaire américaine Les arguments militaires ont-ils fait pencher la balance en faveur de l'offre française ? Ou l'achat des Rafale relève-t-il d'abord d'une politique de "prestige retrouvé" - dit plus prosaïquement, un "cadeau" destiné à flatter l'orgueil de l'institution militaire, colonne vertébrale du régime depuis 1952 ? Les avis divergent. Robert Springborg, professeur invité à l'Institut d'études politiques (IEP) de Paris et considéré comme l'un des experts qui font autorité sur les questions de défense dans la région, estime que l'armée égyptienne est "surdimensionnée" et qu'elle souffre moins d'une pénurie de matériel que d'un manque de personnel qualifié, notamment de pilotes.
Engluée et tenue en échec au Sinaï, elle aurait, selon lui, davantage besoin d'hélicoptères de combat de type Apache, plus adaptés à une stratégie de contre-insurrection. "On n'achète pas des armes, et pour un tel montant, par lubie, par caprice ou pour faire plaisir à des pays amis, tempère un expert français. Les acteurs évoluent dans un univers de rationalité. Une décision d'une telle portée est nécessairement arrêtée en concertation avec l'état-major de l'armée. C'est donc qu'elle répond à un besoin."
La polyvalence du Rafale, capable de mener des missions de défense aérienne, de reconnaissance et d'attaque au sol, a certainement joué en sa faveur. Il bénéficiera de la panoplie des équipements les plus sophistiqués, contrairement aux 230 F16 américains qui équipent déjà l'armée égyptienne, technologiquement "bridés" pour ne pas mettre en danger la supériorité aérienne d'Israël, principal allié des États-Unis dans la région. Enfin, l'Égypte pourra utiliser les appareils à sa discrétion, sans devoir demander l'autorisation au préalable, comme c'est la règle aux termes des accords militaires conclus avec Washington.
"Ce contrat signé avec la France comporte une dimension géopolitique évidente, explique Karim Bitar, directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). C'est un avertissement adressé à l'administration américaine. Le président Sissi a très mal vécu les critiques qui ont accompagné sa prise de pouvoir, qu'il a interprétées comme le signe d'une collusion avec ses ennemis, les Frères musulmans. Les menaces de suspension de l'aide militaire américaine - d'un montant de 1,3 milliard de dollars par an - ont renforcé son exaspération.
Aujourd'hui, en achetant du matériel russe ou des avions français, il cherche à montrer à l'allié américain que l'Égypte peut s'émanciper, qu'elle est capable de diversifier ses partenariats." Il n'est évidemment pas encore question d'un revirement d'alliance. C'est une partie de bras de fer feutrée à double détente qui se joue. Le Caire veut faire monter les enchères, amener les Américains à réfléchir, pour ne plus avoir à subir les remontrances des "idéalistes démocrates" du département d'État. En première ligne dans la guerre contre le terrorisme, l'Égypte de Sissi veut être traitée avec plus de considération et d'indulgence.
Une telle démarche n'aurait cependant pas été possible sans l'appui de l'Arabie saoudite et des Émirats. Ces monarchies du Golfe sont en effet les vrais sponsors du régime égyptien, auquel elles ont versé pas moins de 20 milliards de dollars depuis juillet 2013. Or, entre elles et leur traditionnel protecteur américain, le courant ne passe plus. Les Saoudiens, qui ont offert l'asile au président tunisien déchu Zine el-Abidine Ben Ali, ont été ulcérés par le lâchage du raïs égyptien Hosni Moubarak, en janvier 2011.
Le soutien à peine voilé des États-Unis aux Frères musulmans, entre 2011 et 2012, a été regardé, du côté de Riyad et d'Abou Dhabi, comme une erreur funeste de l'administration Obama. Le recul du président américain sur le dossier syrien, au cours de l'été 2013, et le rapprochement diplomatique entre Washington et Téhéran, intervenu au cours de la même période, ont achevé de ruiner le crédit des États-Unis auprès des monarchies sunnites du Golfe. Obama, trop faible et trop conciliant, n'est plus perçu comme un allié fiable...
Convergence d'analyse à propos de la Libye "A contrario, note Karim Bitar, l'intransigeance de la position française a été de nature à resserrer les liens entre Paris et Riyad, qui s'étaient un peu distendus, au profit du Qatar, du temps de Nicolas Sarkozy. La France de Hollande et de Laurent Fabius campe sur une ligne dure vis-à -vis de Téhéran. Elle reste aussi l'une des seules puissances occidentales à exiger toujours comme préalable le départ de Bachar al-Assad, qui, aux yeux des Saoudiens, est infréquentable parce qu'allié des Iraniens."
Enfin, il existe une convergence d'analyse entre le président Sissi et le ministre français de la Défense, Jean-Yves Le Drian, au sujet de la Libye. L'un et l'autre ont une approche interventionniste, voire martiale, qui est aussi celle des Émirats, engagés militairement aux côtés du général Haftar. Est-il besoin de le préciser ? C'est en Arabie saoudite, où ils étaient venus présenter leurs condoléances après le décès du roi Abdallah, que le chef de l'État français et le raïs égyptien ont formalisé la vente des Rafale, le 25 janvier. Cette opération s'inscrit dans le prolongement d'un autre grand contrat militaire, d'un montant de 2 milliards d'euros, destiné à l'équipement de l'armée libanaise et négocié directement entre Paris et Riyad. Dans un cas comme dans l'autre, les Saoudiens se sont servis de la France pour sanctionner Washington et signifier leur mauvaise humeur.
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