À Abidjan, l'ex-première dame et quatre-vingt-deux caciques du régime Gbagbo comparaissaient pour atteinte à la sûreté de l'État. Mais l'accusation peine à apporter des preuves concrètes et la montagne pourrait accoucher d'une souris...
"Depuis quatre ans, elle n'avait pas pu parler. Elle était impatiente de dire sa part de vérité. Aujourd'hui, elle est soulagée", confie Me Habiba Touré à propos de sa cliente. De fait, le 23 février, pendant les neuf heures d'audience consacrées à son audition au palais de justice d'Abidjan, Simone Gbagbo ne s'est pas démontée une seule fois. Habillée en complet pagne avec des cheveux nattés vanille, elle est arrivée dans la salle tout sourire, main dans la main avec l'un de ses autres avocats, Me Rodrigue Dadjé.
Très courtoisement, le président de la cour, Dembélé Tayrou, l'a invitée à s'asseoir sur un siège molletonné. D'un ton posé, elle s'est alors lancée pendant une heure dans la lecture d'un long plaidoyer qui est vite devenu réquisitoire. Sa référence ? Le décret du Conseil constitutionnel du 3 décembre 2010, proclamant la victoire de Laurent Gbagbo à la présidentielle du 28 novembre. "Comment puis-je être poursuivie alors que j'ai respecté la décision du Conseil constitutionnel ?" a-t-elle déclaré. Avant elle, ces deux derniers mois, ses quatre-vingt-deux coaccusés avaient déjà tous plaidé non coupable avec le même argument, en omettant de rappeler que ledit Conseil avait annulé le scrutin dans sept départements du nord du pays, inversant ainsi les résultats de la Commission électorale indépendante (CEI), qui donnaient Alassane Ouattara vainqueur.
Pour Simone Gbagbo, 65 ans, le temps s'est donc arrêté le 3 décembre 2010. Et contester cette décision du Conseil, c'est s'attaquer à la Côte d'Ivoire. "Il ne faut pas que nous piétinions la souveraineté de notre pays et de nos institutions", a-t-elle lancé, avant de s'en prendre à la France. "De quoi le président Sarkozy se mêle-t-il ? [...] C'est à croire que l'objectif était l'élimination physique du président élu Laurent Gbagbo !"
Simone Gbagbo est d'autant plus soulagĂ©e que personne ne lui a apportĂ© la contradiction au palais de justice d'Abidjan-Plateau. Dans ce mĂ©gaprocès, l'ex-Première dame est poursuivie pour atteinte Ă la sĂ»retĂ© de l'État, constitution de bandes armĂ©es et troubles Ă l'ordre public lors de la crise postÂĂ©lectorale (dĂ©cembre 2010-avril 2011) qui a causĂ© la mort de quelque 3 000 personnes. Le parquet gĂ©nĂ©ral a requis le 3 mars dix ans de prison contre elle pour "participation Ă un mouvement insurrectionnel", "troubles Ă l'ordre public" et "constitution de bandes armĂ©es". Pourtant, les tĂ©moins Ă charge se sont montrĂ©s confus. Et l'accusation n'a pas Ă©tĂ© capable d'apporter de preuves concrètes. Ni bandes sonores, ni documents Ă©crits, ni Ă©coutes... Seule pièce Ă conviction, un discours que l'accusĂ©e a prononcĂ© en janvier 2011 au Palais des sports de Treichville.
"Honte Cedeao, honte Cedeao", lançait-elle alors à l'adresse de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest - c'est-à -dire aux pays voisins de la Côte d'Ivoire. Le 23 février, quand la vidéo a été projetée dans la salle d'audience, Simone Gbagbo n'a pas eu beaucoup de mal à démontrer que, contrairement aux dires de l'accusation, ce slogan n'avait aucun caractère xénophobe...
Beaucoup de témoins sont intimidés
"Où sont les fameux propos qui auraient incité à la haine ? Ce procès est une grande blague, affirme Me Habiba Touré. Il n'y a rien. Pas une preuve matérielle, pas un fait constitutif d'une infraction. Et si le droit doit être dit, ma cliente doit être acquittée." Réplique d'un proche du président Ouattara : "C'est vrai que ce procès met en avant les carences de notre justice. Mais beaucoup de témoins sont intimidés, et les archives de la RTI [la radiotélévision ivoirienne] ont été largement pillées. L'accusation n'a donc pas la tâche facile. Par ailleurs, si la Cour pénale internationale s'est saisie du même dossier et réclame aujourd'hui le transfert à La Haye de Simone Gbagbo, c'est bien le signe que la justice ivoirienne n'est pas en train d'accuser quelqu'un à tort."
Le parquet a-t-il bâclé le dossier d'accusation parce qu'il a anticipé des condamnations légères suivies d'une amnistie générale ? "Non, je ne le pense pas, répond le proche du chef de l'État ivoirien. À chaque fois que des gens sont allés voir le président en lui disant : "Ce serait bien que vous puissiez accorder votre grâce à untel ou untel", celui-ci leur a répondu : "Non, il faut aller au procès, montrer l'exemple pour que le drame qu'on a connu ne se reproduise plus.""
À l'inverse, si les condamnations sont lourdes, le climat politique ne risque-t-il pas de se tendre, huit mois avant la présidentielle ? "Le président et le garde des Sceaux n'ont pas le pouvoir d'appeler les juges pour leur dire ce qu'ils doivent faire. Mais après le verdict, dans un souci de réconciliation, nous pourrons envisager des mesures de clémence. Évidemment, nous n'aurons pas la même attitude à l'égard de ceux qui ont commis des crimes de sang et à l'égard des autres."
Sous-entendu : le pouvoir sera sans doute moins magnanime envers Simone Gbagbo, qui ne s'est reconnu "aucune part de responsabilitĂ© dans la crise ivoirienne" et ne montre aucun signe de remords, qu'envers Pascal Affi N'Guessan, l'un de ses quatre-vingt-deux coÂaccusĂ©s, qui a tendu une perche Ă la cour en disant : "La justice doit ĂŞtre capable de pardonner et de prendre une dĂ©cision d'opportunitĂ© pour qu'il n'y ait pas de ressentiment." Affi N'Guessan, aujourd'hui prĂ©sident du Front populaire ivoirien (FPI), veut se prĂ©senter Ă l'Ă©lection d'octobre, ce qui arrange bien Alassane Ouattara, qui a besoin d'un adversaire crĂ©dible pour lĂ©gitimer ce scrutin. Si Affi N'Guessan Ă©tait condamnĂ© Ă une peine d'inĂ©ligibilitĂ©, le pouvoir pourrait donc faire un "petit geste".
Des inculpations dans le camp Ouattara ?
En fait, dans le dossier Simone Gbagbo, le président Ouattara a plusieurs cartes en main. En effet, l'ex-patronne du groupe parlementaire du FPI n'est pas seulement poursuivie pour "atteinte à la sûreté de l'État". Comme Anselme Seka Yapo, le chef de sa garde personnelle, était le chef présumé d'un escadron de la mort, et comme elle est mise en cause elle-même dans plusieurs disparitions ou assassinats ciblés - notamment l'enlèvement du journaliste français Guy-André Kieffer -, elle est aussi inculpée pour "crimes de sang".
Et cette inculpation pourrait déboucher sur un second procès. C'est ce que souhaite ardemment le Mouvement ivoirien des droits humains (MIDH). Pour son président, Me Yacouba Doumbia, "le procès actuel n'est qu'un hors-d'oeuvre. Ce que nous attendons avec impatience, c'est le procès de ceux qui ont tué des milliers de gens pendant la crise. Les responsabilités doivent être établies dans les deux camps. Il faut des inculpations dans celui d'Alassane Ouattara".
Cet éventuel second procès ne risque-t-il pas d'être aussi mal ficelé que celui-ci ? "Nous espérons au contraire que la Cellule spéciale d'enquête et d'instruction se servira de cette première enquête bâclée pour mener une seconde enquête dans les règles de l'art, veut croire Me Doumbia. Je sais bien que nous sommes en période électorale et que nous nous acheminons vers un règlement politique. Mais si le pouvoir renonce à ce second procès, ce sera une prime formidable à l'impunité que lui-même ne cesse de dénoncer." Réaction du proche du chef de l'État ivoirien : "Simone Gbagbo est dans le déni total. Elle fait son show. On n'est pas allé jusque-là pour qu'il ne se passe rien."
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