Mali : à la rencontre des « jihadistes présumés » détenus dans le Sud
le 23/02/2016 17:02:08
Mali

Aucun n'a encore été jugé, mais tous sont détenus dans le sud du pays pour d'évidentes raisons de sécurité. Jeune Afrique a pu rencontrer certains de ces hommes accusés de terrorisme. Reportage.

Ils sont cinquante et un, des hommes, tous, âgés de 20 à 75 ans. Maliens, algériens, burkinabè, nigériens ou sénégalais, ils ont été placés par groupes de cinq dans « les dortoirs fichés » de la Maison d’arrêt centrale de Bamako-Coura. Dans cette prison qui accueille plus de 2 000 détenus, ils sont des cas à part : accusés de détention illégale d’armes de guerre, d’atteinte à la sûreté de l’État, de terrorisme ou d’assassinat, ils encourent de lourdes peines de prison – de dix ans à la perpétuité selon les cas.

À presque 60 ans, Ahmed Kaoul est l’un des plus vieux. Bougon, facilement irritable dans son français approximatif, cet Algérien raconte avoir été arrêté par l’armée malienne début 2015 dans la région de Niafunké, au sud de Tombouctou. « Je n’ai jamais été jihadiste, proteste-t-il. Je n’étais qu’un boulanger qui vendait du pain à tout le monde, y compris à Aqmi [Al-Qaïda au Maghreb islamique]. » Par terre, dans sa cellule, une simple natte pour dormir. La télévision résonne à tue-tête. Les détenus comme lui sont parfois autorisés à marcher dans la cour. « Ils n’ont pas encore été jugés et ne sont pour l’instant que des jihadistes présumés, insiste le lieutenant Mamadou Sacké, l’un des gardiens. Nous veillons à leur équilibre psychique et nous essayons d’entretenir de bons rapports avec eux. C’est notre manière d’empêcher les mutineries et les évasions. »
Le bâtiment, construit dans les années 1950 par l’ancienne puissance coloniale, montre des signes d’effritement : des fils électriques pendent ici et là et les murs sont décrépis. À l’entrée, près de la grande porte blindée, des hommes procèdent à une fouille minutieuse des visiteurs, mais les trois miradors censés permettre de surveiller l’enceinte sont vides. Au Mali, aucune prison n’a aussi mauvaise réputation. C’est ici qu’a été détenu Mohamed Ali Ag Wadoussène, l’homme accusé d’avoir organisé l’enlèvement des Français Serge Lazarevic et Philippe Verdon à Hombori, dans le nord du Mali, en novembre 2011. Arrêté en 2013, Wadoussène s’est évadé en juin 2014, avant d’être de nouveau capturé puis relâché en échange de la libération d’un otage (Lazarevic) en décembre de la même année. Il est mort en juillet 2015 lors d’une opération des forces spéciales françaises au nord du Mali.

Mohamed Dicko, l’ancien procureur de la République à Bamako chargé de l’instruction des crimes et délits commis lors de l’occupation du Nord, n’a pas oublié cette période. En poste de septembre 2012 à juin 2014, il raconte : « L’armée nous ramenait des gens qui avaient parfois été arrêtés pour simple détention d’armes alors que nous recherchions des hommes accusés de crime de guerre. En deux ans, je n’ai pas vu beaucoup de hauts responsables derrière les verrous, à part Wassoudène et Aliou, le chef de la police islamique de Gao. »

Le quotidien en prison de Aliou Mahamar Touré

Aliou Mahamar Touré est toujours détenu ici. L’homme est grand et costaud, et il lui faut se baisser pour entrer dans le bureau exigu du chef de peloton, Len-Tite Sidibé. Il salue avec le sourire de celui qui sait que son prénom faisait trembler tout Gao pendant l’occupation islamiste, en 2012. Il était alors un cadre important du Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao) et revendiquait le titre de « commissaire islamique » de la ville. Ses hommes et lui effectuaient des rondes dans des 4×4 flanqués du drapeau des jihadistes pour veiller au strict respect de la charia. De cette époque, ce Songhaï de 46 ans, père de huit enfants, qui travailla un temps dans une tannerie de Gao, a gardé un surnom : la Main coupante – en référence aux amputations qu’il a ordonnées, voire lui-même pratiquées.

« Aujourd’hui, sa conduite est irréprochable », assure Len-Tite Sidibé, qui échange avec lui quelques blagues sur le dernier match de foot des Aigles du Mali. « J’ai adhéré au Mujao pour chasser les voleurs du MNLA [rébellion touarègue du Mouvement national de libération de l’Azawad, qui contrôla la ville pendant quelques mois, début 2012]. Ils étaient venus piller nos biens et nos mobylettes, se justifie Aliou. Abdul Hakim, mon responsable, nous demandait d’obliger les femmes à se couvrir et de sécuriser la ville. J’ai fait mon boulot, j’ai obéi. J’ai amputé moi-même mon jeune frère Moktar au couteau parce qu’il avait volé. »
Il

se souvient aussi de ce jour où Iyad Ag Ghaly, le redouté chef d’Ansar Eddine, est venu à Gao (« un type sympa qui aimait rigoler ! ») et raconte sa propre fuite, plus au nord, vers Anefis, au début de l’intervention militaire française, en janvier 2013. De là, il se réfugie au Burkina, puis revient au Mali où il est finalement arrêté, en décembre 2013, par une patrouille de l’armée malienne près du cercle de Bourem. Malgré tout, il dit ne pas avoir « agi contre [son] pays » : « J’ai fait régner la loi lorsque l’administration était absente. Je suis pour un Mali uni, mais avec la loi divine. »

Aujourd’hui, pour occuper ses journées, Aliou Mahamar Touré prie, lit le Coran ou écoute RFI, et, paradoxalement, le détenu qui franchit à présent la porte du bureau du chef de peloton a l’air bien moins sympathique que lui. Al Hussain Dadi Ould Chouraïb est originaire de Ménaka. Imposant lui aussi, il ne sourit pas et s’assied sans un mot. « Je n’ai rien à dire », lâche-t-il en français, avant de marmonner quelques mots en arabe. Arrêté début 2015, il est accusé de détention illégale d’armes en relation avec une entreprise terroriste et d’atteinte à la sécurité de l’État. « Lui, il ne parle jamais, précise un gardien. La seule fois où je l’ai entendu s’exprimer, c’était au moment de l’attaque de du Radisson, en novembre 2015. Il a explosé de joie avec un autre codétenu qui répétait en boucle : « Ces gars-là, ils iront au paradis ! » »

Des jihadistes détenus dans le Sud

Aucun « jihadiste présumé » n’est plus détenu dans le Nord. « Nous avons préféré les rassembler dans le Sud pour éviter les risques d’attaque », explique Yaya Koné, le directeur de l’administration pénitentiaire du Mali. Ceux qui ne sont pas incarcérés à Bamako le sont dans un deuxième centre de détention, situé à la périphérie de Koulikoro, à quelque soixante kilomètres de la capitale. Construite au milieu d’un terrain vague, la prison de la ville est moins suffocante. Les bâtiments, plutôt en bon état et récents, abritent 150 détenus, dont 16 Rwandais condamnés par le TPIR pour leur participation au génocide de 1994. Un mortier, deux miradors et un mur d’enceinte de trois mètres surmonté de barbelés… Une quarantaine de jihadistes présumés sont détenus ici. Des surveillants, fusil-mitrailleur à la main, assis sur des sièges en plastique sous le manguier, se relaient pour faire des rondes. Ici, les fouilles sont systématiques et se font souvent la nuit par surprise. Le lieutenant Amadou Maïga, directeur de l’établissement, reçoit en boubou et fait entrer avec un sourire, comme un maître d’école, quelques détenus dans son bureau : « Nous avons beaucoup de gens de Kidal, ici. »

Adaï Ag Atta, justement, est originaire de la grande ville du Nord. À tout juste 20 ans, il ressemble à n’importe quel jeune branché avec ses baskets et son jean. « Je me suis battu avec un de mes codétenus hier », dit-il, pour expliquer le coquard qui lui ferme l’œil. Il a été arrêté par les soldats de Serval pour avoir hébergé Wassoudène et Ag Ghaly. Avant de manipuler une kalachnikov, il cousait des vêtements. À ses côtés, Mustapha Ag Mohamed Issa Al Ansari joue les interprètes. Lui est originaire de Tombouctou et est soupçonné d’avoir combattu aux côtés d’Aqmi. « J’étais juste bibliothécaire », se défend-il. « Je suis un lettré, ajoute-t-il avant d’écrire sur une feuille, pour preuve de sa bonne foi, une sourate en parfait arabe. Je n’ai jamais tenu une arme. Mais j’ai dû fuir, au moment de Serval, pour éviter les lynchages anti-Touaregs. Les soldats français sont arrivés dans mon campement en hélicoptère pour venir me chercher [il a été arrêté près de Tombouctou en août 2014]. Des gens qui n’aimaient pas les « peaux rouges » comme moi ont dit n’importe quoi sur mon compte. »

Comme la plupart des détenus de Koulikoro, il a la barbe bien taillée et porte le qamis, l’ample vêtement qu’affectionnent les salafistes. « Je suis innocent », affirment-ils tous en s’asseyant dans le bureau. Seul le plus vieux d’entre eux, Aounaf Ag Hamad Ahmad, 72 ans, assume avoir prêché un « islam pur auprès des combattants d’Iyad ». « Je suis pour Ansar Eddine, car je suis contre la fornication, la dégénérescence sexuelle et les adultères », explose-t-il en levant un doigt menaçant vers le ciel.

À Koulikoro, la plupart de ces jihadistes présumés préfèrent se revendiquer du MNLA, pour brouiller les pistes, en espérant sans doute être disculpés. Mais aucun ne sait pour combien de temps il est là. « L’enquête aurait dû se faire de manière plus intelligente dès le début car les dossiers sont squelettiques, déplore Daniel Amagoui Tessougué, ancien procureur général près la cour d’appel de Bamako. À l’époque, aucun ne se réclamait de tel ou tel mouvement. Tous disaient : « Nous sommes des bergers. » On ne précisait même pas le type d’arme avec lequel ils avaient été arrêtés, ni leurs antécédents. Il est difficile maintenant de les juger parce que, bien souvent, nous n’avons pas de preuves ! » Comme les détenus de Bamako-Coura, ceux de Koulikoro ont pour la plupart été présentés à un magistrat. Mais aucune date de procès n’a été fixée.

DES PRISONS PLUS HUMAINES

DEPUIS 2013, une quarantaine de prisons ont été ou sont en cours de rénovation – vaste chantier dont le coût total est estimé à plus de 2 milliards de F CFA (3 millions d’euros). Bamako n’y échappera pas : la ville devrait se doter d’ici à 2018 d’une nouvelle maison d’arrêt et de correction, dont les capacités d’accueil seront deux fois supérieures à celles de l’actuel pénitencier de Bamako-Coura, obsolète et surpeuplé. Plusieurs projets pilotes ont aussi été lancés, comme à Sévaré : en plus de locaux rénovés et mieux sécurisés, certaines prisons sont désormais pourvues de parcelles réservées au maraîchage. L’objectif ? Répondre aux besoins alimentaires des détenus, leur fournir des subsides et, le cas échéant, une possibilité de réinsertion professionnelle. Coût du projet : 50 millions de F CFA (environ 76 000 euros).

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