28122011 Jeune afrique Depuis début décembre, la Banque centrale de Tunisie alerte dans ses communiqués sur les risques d’aggravation des difficultés économiques du pays. Son patron, Mustapha Kamel Nabli, décrypte cet appel à la "sagesse".
Nommé gouverneur de la Banque centrale (BCT) tunisienne le 17 janvier, Mustapha Kamel Nabli, 63 ans, revient sur cette année difficile où les événements politiques ont suscité l’inquiétude des entreprises, des marchés et des bailleurs de fonds. Alors que le nouveau gouvernement, dirigé par le parti islamiste Ennahdha, a pris les commandes, il met en garde les politiques sur les risques de crise et donne sa vision des priorités pour les mois à venir.
Jeune Afrique : Début décembre, la Constituante a débattu, sur proposition d’Ennahdha, de l’indépendance de la BCT. Cela vous a-t-il inquiété ?
Mustapha Kamel Nabli : Cette question s’est posée à chaque fois qu’il y a eu un changement politique important et a toujours été plus ou moins arbitrée en faveur du maintien ou du renforcement de cette indépendance. Il n’est pas étonnant qu’elle se pose aujourd’hui. Le débat est sur la place publique et c’est une bonne chose.
Vous et l’institution vous sentez-vous menacés ?
Ce n’est pas une question de menace. C’est un risque [de perte d’indépendance, NDLR] sur lequel nous avons attiré l’attention.
Concernant vos derniers communiqués, les observateurs ont parlé de « discours de vérité »…
Il faut toujours mettre le travail de la Banque centrale en perspective. Il y a eu des hauts et des bas depuis la révolution, mais ces deux ou trois derniers mois, nous avons attiré l’attention sur le fait que la situation se dégradait. La crise européenne est venue aggraver le contexte général, et la situation en Libye ne s’est pas stabilisée comme nous l’anticipions. Il y a aussi des facteurs internes. Le processus politique prend du temps et cela pose des problèmes en termes de visibilité.
Quel est l’impact de cette situation sur les acteurs économiques ?
Les investisseurs restent en situation d’attente, alors que les marges de manœuvre sont de plus en plus limitées.
N’y a-t-il pas tout de même des motifs d’espoir, voire de satisfaction ?
Bien sûr. La transition politique se fait dans des conditions pacifiques, même si elle prend du temps. Les institutions continuent à fonctionner et certains équilibres sont préservés. Le déficit de la balance courante a atteint 6,5 % du PIB à la fin du mois de novembre. Son aggravation serait plus problématique. Les réserves de change ont baissé significativement, mais nous avons encore cent treize jours d’importations devant nous. Notre rôle est de dire : faites attention, les choses risquent de déraper. Mais je suis confiant dans notre capacité à prendre les bonnes décisions.
Dans ce contexte, comment jugez-vous la politique économique du gouvernement de transition ?
Je crois que le gouvernement transitoire a fait en partie ce qu’il était souhaitable de faire. Dans une situation où l’économie subit une baisse de la demande, il a encouragé la relance par les dépenses publiques. Pour 2011, le déficit budgétaire prévu n’est que de 4 %. L’élément moins positif, c’est que la croissance des dépenses s’est surtout traduite dans les dépenses courantes, avec l’augmentation des salaires et des emplois de fonctionnaires, alors que l’investissement n’a pas été suffisamment stimulé.
Quelles sont les actions prioritaires à mener ?
Je n’ai pas de feuille de route pour le gouvernement, mais je peux dire ce qui me semble important. Comment concentrer la dépense publique pour qu’elle soit créatrice d’emplois sans provoquer une instabilité financière ? Par exemple, au lieu de subventionner les produits de base, ce qui profite aussi aux catégories les plus aisées, comment cibler, dégager des moyens pour investir dans l’éducation, la santé, les infrastructures, les régions ?
Les subventions aux produits de base ont-elles fortement pesé sur le budget de l’État ?
Les subventions incluses dans le budget, c’est déjà plus de 4 % du PIB. Si on ajoute celles qui n’y figurent pas explicitement, c’est-à -dire les produits énergétiques qui sont vendus à des prix inférieurs au marché, on arrive à 7 % du PIB : c’est énorme.
Est-ce que le niveau de l’inflation vous inquiète ?
Son niveau ne m’inquiète pas, mais son évolution, oui. Nous avons constaté une reprise des tensions inflationnistes ces derniers mois. Nous observons la situation.
Le secteur bancaire remplit-il son rôle ?
Il a bien rĂ©agi et a fonctionnĂ© durant cette annĂ©e difficile. Ceci Ă©tant, il a besoin de rĂ©formes profondes. Nous sommes en train d’étudier un certain nombre de questions : de la manière dont les banques fonctionnent jusqu’à la concurrence sur le marchĂ© bancaire – qui ne fonctionne pas bien –, en passant par la gestion des risques, la gouvernance, les systèmes d’information, les règles prudentielles.
Que devient le plan présenté par la Tunisie aux institutions internationales, évalué à 125 milliards de dollars (environ 90 milliards d’euros) sur cinq ans ?
En 2011, la Tunisie a bénéficié de ressources extérieures, en particulier provenant de la Banque mondiale et de la Banque africaine de développement, pour un montant de 1 milliard de dollars [près de 750 millions d’euros], ainsi que d’un financement de l’Agence française de développement, à hauteur de 185 millions d’euros, et d’un don de 100 millions d’euros de l’Union européenne. Mais ce total est bien en deçà de ce que le plan tunisien prévoyait. Et vous remarquez qu’il s’agit essentiellement de crédits à des conditions traditionnelles.
Où en est-on de la récupération des avoirs étrangers de la famille Ben Ali ?
C’est un processus compliqué et difficile. Nous avons lancé des commissions rogatoires auprès de la justice des différents pays concernés, sur la base des décisions rendues en Tunisie. La Suisse fait actuellement le nécessaire. Nous travaillons pour obtenir des avancées comparables dans les autres pays. Mais nous n’avons pas pour le moment d’idée exacte sur le volume financier que cela représente.
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Propos recueillis à Tunis par Julien Clémençot.
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