22022012 Jeune afrique Islamisme, modernité, démocratie, bourguibisme, stratégies ben-alistes... Le journaliste et essayiste tunisien Samy Ghorbal dissèque la genèse de l'identité tunisienne dans son ouvrage "Orphelins de Bourguiba et héritiers du Prophète". Une analyse qui débouche sur le débat très actuel de la place et du rôle de l'islam politique dans la société tunisienne, alors que l'Assemblée nationale planche sur une nouvelle Constitution.
Deux ans avant avant la chute de Zine el Abidine Ben Ali, en janvier 2011, le journaliste et essayiste tunisien Samy Ghorbal sent le vent tourner. Sans prédire la fuite de l'ancien président tunisien, il perçoit une érosion du sécularisme tunisien, une confusion des genres entre le champ du religieux et celui de la politique. Il se lance alors dans la rédaction d'un essai, qui s'intitulera Orphelins de Bourguiba et héritiers du Prophète, paru chez Cérès en janvier 2012. Un texte qui a évolué plusieurs fois avant d'être publié, notamment à la suite des évènements du Printemps arabe. Outre une analyse rétrospective sur la genèse de la modernité tunisienne, concept hérité de Bourguiba, l'écrivain montre comment et pourquoi l'islam politique a trouvé un écho favorable dans son pays, en même temps qu'il expose les risques de cette percée. En particulier ceux liés à la possibilité de voir la charia inscrite dans la Constitution, actuellement en cours d'élaboration par l'Assemblée nationale. Interview.
Jeune Afrique : Vous avez commencé à écrire Orphelins de Bourguiba et héritiers du Prophète en 2009, deux ans avant la chute du président tunisien Ben Ali. Une époque où vous pressentiez une tentative "d'instrumentalisation de l'islam" par le régime. Expliquez-nous.
Samy Ghorbal (en photo ci-dessous) : C'est une tendance que l'on peut observer depuis l'avènement du régime de Ben Ali, le 7 novembre 1987. En arrivant au pouvoir, il a tenu à se démarquer du régime bourguibien, des acquis de la période précédente, mais sans remettre en cause les grands éléments de la modernité tunisienne. Cela s'est fait à travers un ensemble de signes, de symboles subliminaux adressés à la population, afin de mettre en avant la réconciliation entre la Tunisie et son identité arabo-musulmane. Cela est devenu très visible en 2007, notamment avec la création de la radio islamique Zitouna par Sakhr el-Materi, le gendre du président Ben Ali. Ce qu'on a observé à cette période, c'est une instrumentalisation par le pouvoir politique, non pas de la thématique de l'identité, mais directement de la religion islamique. Le régime essayait de paraître très pieu, défenseur de l'islam et de la foi musulmane, ce qui d'ailleurs ne manquait pas de sel quand on connaissait le comportement privé du clan au pouvoir !
J'avais le sentiment que le sécularisme tunisien, mot un peu barbare pour définir le rapport entre l'État, la politique et la religion tel qu'il avait été instauré depuis l'indépendance, était attaqué et remis en cause de manière insidieuse. Cette grande transformation silencieuse m'a mis sur la voie de ce livre. Mais je n'avais pas l'intuition que le régime allait s'effondrer, personne ne pouvait prédire cela ! Je savais seulement qu'il n'allait pas durer.
Quel intérêt Ben Ali avait-il à instrumentaliser l'islam ?
C'était une stratégie du désespoir ou de survie. Le régime s'était construit autour d'un mot d'ordre : le changement. Or, on ne peut pas raconter aux gens pendant 23 ans qu’un régime représente le changement. Les Tunisiens pouvaient le croire seulement pendant les cinq ou dix premières années. Lorsqu'en 1999 nous avons compris que Ben Ali allait faire sauter la limitation à trois mandats et qu'il était parti pour rester au pouvoir, la thématique du changement est tombée définitivement à terre. D'autant que, les premières années, Ben Ali pouvait se prévaloir de bons résultats économiques. Mais à cette période, la crise a commencé, les inégalités sociales ont augmenté et l'inflation a explosé.
Le régime n'avait alors plus de légitimité économique, politique et sociale. Il se fondait uniquement sur la répression. D'où la nécessité de fabriquer un nouveau discours.
Ben Ali répondait donc en quelque sorte à une attente de la société tunisienne, qui opérait un retour vers l'islam. Quels étaient les signes de cette islamisation ?
Plutôt que de parler d'islamisation ou de réislamisation, je préfère le terme de « revivalisme religieux ». Il y avait des signes forts, comme la réapparition du voile qui avait quasiment disparu des rues de Tunis. En 1990, il y avait peut être entre 2 et 5 % des femmes qui l'arboraient alors qu'en 2005-2006, elles devaient être 40% à porter le voile. Nous avions l'impression que l'islam s'affichait de plus en plus. Comparé aux années 1990, où l'islamisme était connecté à des revendications politiques, il s'agissait cette fois-ci d'un phénomène culturel et identitaire, plus inoffensif pour le régime, qui s'en est donc accomodé et l'a instrumentalisé.
Ennahdha me fait penser à un gros poulet aux hormones qui aurait été nourri à la pensée identitaire du régime de Ben Ali.
Vous décrivez Ben Ali comme "l'artiste intellectuel" du succès d'Ennahdha. Ce n'est donc pas le Printemps arabe qui a conduit à l'explosion de l'islamisme ?
Je suis profondément persuadé de la responsabilité de Ben Ali dans la victoire des islamistes aux élections. Il a tenté d'annihiler Ennahdha, mouvement qui existe depuis la fin des années 70, d'une manière sauvage que rien ne peut justifier. Mais en réalité, il a fait le lit de l'islamisme. Et Ennahdha me fait penser à un gros poulet aux hormones qui aurait été nourri à la pensée identitaire entretenue par l'ancien régime. La confusion des genres politique et religieux dès 1987 fait qu'Ennahdha avait déjà gagné avant d'être légalisé.
Dans votre livre, vous évoquez la "modernité tunisienne". Quelles sont ses spécificités ?
La modernité tunisienne repose sur cinq piliers. Le premier, c'est l'idée selon laquelle la Tunisie est une république civile, ce qui la différencie des autres pays du monde arabe.
Tunisie Samy Ghorbal : "Ben Ali a fait le lit de l'islamisme" en Tunisie Zine el Abidine Ben Ali(415) - islamisme(287) - Ennahdha(167) - Habib Bourguiba(72) Tweet 20/02/2012 à 12h:51 Par Camille Dubruelh Diminuer la taille du texte Augmenter la taille du texte Imprimer Envoyer Partager cet article Meeting d'Ennahda au stade de Ben Arous, le 24 octobre 2011. Meeting d'Ennahda au stade de Ben Arous, le 24 octobre 2011. © Nicolas Fauqué / www.imagesdetunisie.com
Islamisme, modernité, démocratie, bourguibisme, stratégies ben-alistes... Le journaliste et essayiste tunisien Samy Ghorbal dissèque la genèse de l'identité tunisienne dans son ouvrage "Orphelins de Bourguiba et héritiers du Prophète". Une analyse qui débouche sur le débat très actuel de la place et du rôle de l'islam politique dans la société tunisienne, alors que l'Assemblée nationale planche sur une nouvelle Constitution.
Deux ans avant avant la chute de Zine el Abidine Ben Ali, en janvier 2011, le journaliste et essayiste tunisien Samy Ghorbal sent le vent tourner. Sans prédire la fuite de l'ancien président tunisien, il perçoit une érosion du sécularisme tunisien, une confusion des genres entre le champ du religieux et celui de la politique. Il se lance alors dans la rédaction d'un essai, qui s'intitulera Orphelins de Bourguiba et héritiers du Prophète, paru chez Cérès en janvier 2012. Un texte qui a évolué plusieurs fois avant d'être publié, notamment à la suite des évènements du Printemps arabe. Outre une analyse rétrospective sur la genèse de la modernité tunisienne, concept hérité de Bourguiba, l'écrivain montre comment et pourquoi l'islam politique a trouvé un écho favorable dans son pays, en même temps qu'il expose les risques de cette percée. En particulier ceux liés à la possibilité de voir la charia inscrite dans la Constitution, actuellement en cours d'élaboration par l'Assemblée nationale. Interview.
Jeune Afrique : Vous avez commencé à écrire Orphelins de Bourguiba et héritiers du Prophète en 2009, deux ans avant la chute du président tunisien Ben Ali. Une époque où vous pressentiez une tentative "d'instrumentalisation de l'islam" par le régime. Expliquez-nous.
Samy Ghorbal (en photo ci-dessous) : C'est une tendance que l'on peut observer depuis l'avènement du régime de Ben Ali, le 7 novembre 1987. En arrivant au pouvoir, il a tenu à se démarquer du régime bourguibien, des acquis de la période précédente, mais sans remettre en cause les grands éléments de la modernité tunisienne. Cela s'est fait à travers un ensemble de signes, de symboles subliminaux adressés à la population, afin de mettre en avant la réconciliation entre la Tunisie et son identité arabo-musulmane. Cela est devenu très visible en 2007, notamment avec la création de la radio islamique Zitouna par Sakhr el-Materi, le gendre du président Ben Ali. Ce qu'on a observé à cette période, c'est une instrumentalisation par le pouvoir politique, non pas de la thématique de l'identité, mais directement de la religion islamique. Le régime essayait de paraître très pieu, défenseur de l'islam et de la foi musulmane, ce qui d'ailleurs ne manquait pas de sel quand on connaissait le comportement privé du clan au pouvoir !
J'avais le sentiment que le sécularisme tunisien, mot un peu barbare pour définir le rapport entre l'État, la politique et la religion tel qu'il avait été instauré depuis l'indépendance, était attaqué et remis en cause de manière insidieuse. Cette grande transformation silencieuse m'a mis sur la voie de ce livre. Mais je n'avais pas l'intuition que le régime allait s'effondrer, personne ne pouvait prédire cela ! Je savais seulement qu'il n'allait pas durer.
Quel intérêt Ben Ali avait-il à instrumentaliser l'islam ?
C'était une stratégie du désespoir ou de survie. Le régime s'était construit autour d'un mot d'ordre : le changement. Or, on ne peut pas raconter aux gens pendant 23 ans qu’un régime représente le changement. Les Tunisiens pouvaient le croire seulement pendant les cinq ou dix premières années. Lorsqu'en 1999 nous avons compris que Ben Ali allait faire sauter la limitation à trois mandats et qu'il était parti pour rester au pouvoir, la thématique du changement est tombée définitivement à terre. D'autant que, les premières années, Ben Ali pouvait se prévaloir de bons résultats économiques. Mais à cette période, la crise a commencé, les inégalités sociales ont augmenté et l'inflation a explosé.
Le régime n'avait alors plus de légitimité économique, politique et sociale. Il se fondait uniquement sur la répression. D'où la nécessité de fabriquer un nouveau discours.
Ben Ali répondait donc en quelque sorte à une attente de la société tunisienne, qui opérait un retour vers l'islam. Quels étaient les signes de cette islamisation ?
Plutôt que de parler d'islamisation ou de réislamisation, je préfère le terme de « revivalisme religieux ». Il y avait des signes forts, comme la réapparition du voile qui avait quasiment disparu des rues de Tunis. En 1990, il y avait peut être entre 2 et 5 % des femmes qui l'arboraient alors qu'en 2005-2006, elles devaient être 40% à porter le voile. Nous avions l'impression que l'islam s'affichait de plus en plus. Comparé aux années 1990, où l'islamisme était connecté à des revendications politiques, il s'agissait cette fois-ci d'un phénomène culturel et identitaire, plus inoffensif pour le régime, qui s'en est donc accomodé et l'a instrumentalisé.
Ennahdha me fait penser à un gros poulet aux hormones qui aurait été nourri à la pensée identitaire du régime de Ben Ali.
Vous décrivez Ben Ali comme "l'artiste intellectuel" du succès d'Ennahdha. Ce n'est donc pas le Printemps arabe qui a conduit à l'explosion de l'islamisme ?
Je suis profondément persuadé de la responsabilité de Ben Ali dans la victoire des islamistes aux élections. Il a tenté d'annihiler Ennahdha, mouvement qui existe depuis la fin des années 70, d'une manière sauvage que rien ne peut justifier. Mais en réalité, il a fait le lit de l'islamisme. Et Ennahdha me fait penser à un gros poulet aux hormones qui aurait été nourri à la pensée identitaire entretenue par l'ancien régime. La confusion des genres politique et religieux dès 1987 fait qu'Ennahdha avait déjà gagné avant d'être légalisé.
Dans votre livre, vous évoquez la "modernité tunisienne". Quelles sont ses spécificités ?
La modernité tunisienne repose sur cinq piliers. Le premier, c'est l'idée selon laquelle la Tunisie est une république civile, ce qui la différencie des autres pays du monde arabe.
L'origine de la modernité tunisienne
Le second pilier est l'article premier de la Constitution de 1956-1959. « La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain. Sa religion est l'islam, sa langue l'arabe et son régime la république ». Cet article, contrairement à ce qu'on pourrait croire, procède très bien à la distinction entre l'État et la religion. Il instaure un État civil et tolérant, avec un ancrage confessionnel et une enveloppe d'islamité. L'État a une appartenance confessionnelle mais la charia n'est pas source de droit.
Le troisième pilier est le Code du statut personnel, qui a émancipé la femme tunisienne. C'est un texte qui singularise la Tunisie dans son environnement arabe.
Le quatrième pilier provient de notre tradition de lutte syndicale. C'est l'idée de l'égalité économique et de la justice sociale. La Tunisie est un pays de classes moyennes et la population n'aime pas qu'il y ait des inégalités trop criantes entre individus, villes et régions.
Enfin, le dernier pilier est celui de la souveraineté du peuple, qui s'est matérialisée avec le Printemps arabe mais date en fait de l'indépendance. Les deux derniers piliers ont été le ciment de notre révolution.
Dans la conclusion de votre livre vous développez la dialectique du « palmier et de l'eucalyptus ». Le premier « symbolise l'identité arabo-islamique (...) traditionnelle, parle et pense arabe », le second « vit et s'exprime en français (...), ramène à l'influence européenne (...), le moderne ». N'est-ce pas un peu réducteur comme vision ?
Il s'agit d'une démarche littéraire, qui doit être comprise en tant que telle. J'accentue cette dialectique pour montrer comment les choses s'imbriquent. Chacun de nous en Tunisie est traversé par le palmier et l'eucalyptus. Nous sommes porteurs de deux logiques, celle de l'identité et celle de la modernité. Le génie tunisien réside dans la synthèse, fragile mais extrêmement réussie, entre l'enracinement dans notre identité complexe, à dominante arabo-musulmane, et d'un autre côté la modernité, c'est-à -dire l'ouverture sur l'universel, la philosophie des droits de l'homme et la tolérance. J'espère que cette spécificité tunisienne continuera à exister. Ce n'est pas un camp contre un autre. On ne peut pas être moderne et aliéné, oublier nos racines et nos valeurs, mais nous ne pouvons pas non plus être rivés à notre identité d'une manière pathologique.
L'Assemblée nationale planche aujourd'hui sur l'élaboration de la Constitution. Est-ce nécessaire selon vous, pour la société tunisienne, de conserver le premier article tel quel ?
Cet article est la source et le garant de la liberté de conscience, de religion et, surtout, du fait que la loi est l'expression de la volonté générale. Le changer, c'est ouvrir la boîte de Pandore. Cela peut nous conduire à deux logiques opposées, qui seraient toutes deux dangereuses pour la cohésion de la société tunisienne. La première logique conduirait à une islamisation des institutions et remplacerait l'État moderne et civil par un État islamique en inscrivant la charia dans la Constitution. L'autre tendance serait d'imposer une forme de laïcité qui ne serait pas comprise ni acceptée par la société tunisienne. Si l'article premier est source d'ambiguïté, il s'est malgré tout produit un consensus entre les différentes forces politiques représentées à la Constituante pour son maintien. Y compris de la part d'Ennahdha qui souhaitait pourtant l'instauration d'un État islamique dans les années 1990.
Mais il est inquiétant de voir que, depuis quelques semaines, un projet de Constitution circule. Sans être le document officiel estampillé Ennahdha, les principaux dirigeants ne s'en sont pas démarqués. Tout en conservant l'article premier, le projet ajoute un article 10, faisant de la charia une des sources essentielle de la législation. C'est impossible de faire cohabiter ces deux articles ! La question est de savoir s'il s'agit d'un test d'Ennahdha, d'une stratégie de diversion ou si ce projet est sincère.
Cette version de la Constitution pourrait-elle être acceptée ?
Les principes républicains de base ne doivent pas être remis en cause, cela pourrait mettre à bas la cohésion de la société tunisienne. En accédant au pouvoir à l'issue des élections, les partis politiques se sont engagés à trois choses : le maintien de l'article premier, la préservation du Code du statut personnel et l'exclusion de la violence politique. Ce consensus nous a permis de vivre la période de transition de manière relativement sereine. Il faut donc souhaiter qu’Ennahdha et ses alliés fassent preuve de sagesse et de fidélité aux engagements qu'ils ont pris devant le peuple.
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Propos recueillis par Camille Dubruelh
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