(jeuneafrique)--Si le Moyen-Orient passe pour « compliqué », c’est parce que son histoire est méconnue. Pour mieux l’éclairer, Patrick Seale a choisi d’écrire une biographie de Riad el-Solh, père de l’indépendance libanaise, qui a incarné le destin d’une région meurtrie par l’ingérence des puissances étrangères et la naissance de l’État d’Israël. Extraits.
Par malchance, l’année 1947 – la première pour Riad el-Solh en tant que Premier ministre du Liban indépendant – fut aussi celle où les Arabes s’éveillèrent brutalement à la réalité du pouvoir sioniste en Palestine. À peine délestés du joug français, le Liban et la Syrie durent affronter l’émergence de l’État juif. […]
En 1947, Riad avait compris – sans doute mieux que la plupart des Arabes – qu’il existait désormais en Palestine une communauté juive européenne bien organisée de plus de 600 000 personnes, dotée d’institutions et d’une force armée, à laquelle il faudrait un jour ou l’autre faire de la place au sein même des frontières de la Palestine arabe historique. Mais l’opinion arabe était si échauffée contre ces nouveaux venus – et si mal informée sur les épreuves qu’ils avaient subies – qu’elle rejetait jusqu’à l’idée qu’ils puissent demander la constitution d’une entité politique indépendante. […]
Dans les années 1920, Riad el-Solh avait essayé d’explorer les moyens de parvenir à un accord pragmatique avec les sionistes. Arrivé au milieu des années 1930, il s’était rendu compte que les ambitions de ceux-ci étaient trop vastes pour qu’on les concilie avec ce que les Arabes seraient éventuellement prêts à concéder. Les années 1940 venues, il s’investit tant dans la lutte de son propre pays pour l’indépendance qu’il ne put consacrer beaucoup de temps au drame qui se jouait en Palestine. […]
C’était comme si, à cette époque, tous les Arabes étaient en lutte contre les contraintes et les injustices imposées par des puissances étrangères. En 1947, le Liban indépendant était une entité fragile, comme la Syrie, de l’autre côté des montagnes. Les deux pays rencontraient des problèmes de sécurité intérieure et leurs relations mutuelles étaient mises à mal par une multitude de conflits politiques et économiques. Aucun n’était doté d’une armée digne de ce nom ; tout juste pouvaient-ils compter sur quelques gendarmes et sur ce qui restait des troupes spéciales – soit quelque 2 000 hommes par pays, avec pour seules armes les rebuts laissés par les Français. L’argent manquait pour reconstituer leur arsenal. L’armée libanaise ne disposait que d’un ensemble hétéroclite d’armes de poing et dépendait encore principalement du cheval pour ses transports. […]
L’Égypte, le plus important des pays arabes, était empêtrée dans les séquelles du régime britannique et peinait en particulier à se débarrasser du contingent stationnant le long du canal de Suez. Elle demandait la souveraineté sur le Soudan et le retrait des troupes britanniques du canal, mais la Grande-Bretagne refusait de satisfaire à ces exigences. L’Irak subissait des contraintes semblables. La Grande-Bretagne y avait conservé des bases aériennes et contrôlait encore sa politique étrangère. Quand Rashid Ali avait tenté de libérer le pays en 1941, les Britanniques avaient écrasé son mouvement et remis les rênes d’un pouvoir de façade au régent Abd al-Ilah et à Nuri al-Saïd, qui se contentèrent ensuite de gouverner sous protection britannique et de suivre en tous points leurs conseils diplomatiques. En Arabie saoudite, Ibn Saoud n’avait pas subi l’humiliation d’une occupation militaire britannique ; il savait cependant parfaitement où se trouvait l’intérêt de Londres – ainsi que ses places fortes dans les régions environnantes – et prenait garde de ne pas contrarier ce voisin tentaculaire. En Transjordanie, le dirigeant officiel était l’émir Abdallah, mais le pouvoir exécutif était entre les mains de Sir Alec Kirkbride, émissaire britannique à Amman depuis fort longtemps, et de Sir John Glubb (ou « Glubb Pasha », comme il aimait à être appelé), commandant de la Légion arabe dont les principaux officiers étaient également britanniques. De fait, Abdallah avait des contacts personnels avec les sionistes depuis 1921 et était à leur solde depuis plusieurs années.
Les Arabes palestiniens souffraient plus que tous leurs cousins de la région, parce que la Grande-Bretagne n’avait même jamais prétendu vouloir les aider à obtenir l’indépendance. Ce seraient les sionistes, et non les Arabes, qui recevraient une patrie grâce au soutien britannique. Lorsque les Arabes se soulevèrent contre l’afflux d’immigrants juifs, en 1936-1939, ils furent écrasés par l’armée britannique, et leurs dirigeants politiques et militaires furent tués ou extradés. Ils ne se relevèrent jamais totalement de cette défaite face à la puissance impériale. Il existait donc une différence fondamentale entre l’expérience du mandat vécue par les sionistes en Palestine et celle qu’avaient subie les États du Levant. Décidée à remplir ses engagements définis par la déclaration Balfour, la Grande-Bretagne soutint le projet sioniste pendant un quart de siècle et facilita une immigration juive de masse, puis la construction d’un État. La France, par contraste, fit tout son possible pour étouffer le mouvement nationaliste arabe dès l’instant où elle prit le contrôle de la Syrie et du Liban. Les Juifs émergèrent comme les gagnants de l’expérience mandataire, les Arabes comme les perdants.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Juifs européens de Palestine étaient parvenus à établir presque tous les éléments constitutifs d’un État. […] La communauté juive pouvait s’enorgueillir de disposer d’un éventail substantiel de partis politiques, qui étaient engagés dans un débat vigoureux ; d’un Fonds national juif – fort bien doté – créé en 1901 pour financer l’achat de terres palestiniennes et la construction de colonies juives pour les nouveaux immigrants ; de services diplomatiques et de renseignement expérimentés qui connaissaient dans le détail les pays arabes environnants grâce à la collaboration de Juifs et d’informateurs arabes rémunérés. […] Surtout, elle jouissait d’une armée clandestine, la Haganah, constituée en secret à partir des années 1920 avec l’aide de la Grande-Bretagne, et qui serait étoffée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale d’un afflux de Juifs entraînés au combat dans les armées alliées. La communauté juive de Palestine avait un dernier précieux atout en main : le soutien politique et financier de dizaines de milliers d’amis fortunés, dévoués et influents de par le monde, en particulier aux États-Unis. […]
Les sionistes étaient ainsi dotés de chefs talentueux et obstinés, d’une organisation, de ressources, d’effectifs entraînés et d’une motivation puissante. On ne pouvait en dire autant des Arabes. […] La lutte d’influence entre sionistes et Arabes était profondément inégale, comme plusieurs historiens l’ont amplement démontré ces dernières années. Parmi ces sommités figurent les universitaires palestiniens Walid Khalidi et Nur Masalha, ainsi que les universitaires israéliens Simha Flapan, Benny Morris, Avi Shlaim et Ilan Pappe, dont le travail a révolutionné la façon de percevoir la politique sioniste avant, pendant et après la guerre de 1948 ; ils ont tous démonté le mythe sioniste selon lequel un « David » israélien aurait miraculeusement triomphé d’un « Goliath » arabe constitué des forces combinées de cinq armées arabes.
Dans le camp arabe, les handicaps politiques, économiques et logistiques se doublaient d’une maladie fatale, le fractionnisme, dont les Arabes ne sont pas encore guéris. Divisés par des rivalités, des dissensions amères et des ambitions incompatibles, ils se souciaient autant de se battre entre eux que de combattre les sionistes. Alors même qu’ils étaient confrontés à un danger qui les menaçait tous, ils étaient incapables de travailler ensemble, incapables de protéger la Palestine arabe de l’assaut sioniste qui, après la défaite arabe et l’émergence de l’État d’Israël, provoqua une longue période de turbulences dont Riad el-Solh serait lui-même victime.