L’intervention de l’armée kényane en Somalie fait l’objet d’un vaste soutien, notamment de la France.
Mais la stratégie de l’internationalisation est dangereuse. Dès lors que l’Ethiopie et l’Erythrée risquent d'entrer dans le conflit. L’expédition punitive menée par le Kenya en Somalie se poursuit. Déclenchée il y a bientôt un mois, elle a officiellement pour but de mettre un terme aux agissements du mouvement Al-Shebab, qui tient une grande partie du sud de la Somalie, d’où ses militants lancent des raids sur le territoire kenyan. C’est à l’issue d’une de ces opérations, qui avait abouti à la capture de plusieurs étrangers et causé la mort d’une otage française, que Nairobi aurait pris la décision d’agir.
En réalité, la situation militaire en Somalie est devenue une sorte de billard à au moins trois bandes, pour ne pas dire plus. Compte tenu de l’emplacement stratégique essentiel du pays, qui contrôle l’accès sud à la Mer Rouge et constitue presque à lui seul la légendaire “Corne de l’Afrique”, les enjeux sont énormes. La région a toujours été le théâtre de rivalités sans merci, entre Anglais et Italiens à l’époque coloniale, puis durant la Seconde Guerre Mondiale , ainsi qu’entre Ethiopiens et Somaliens dans les années 70 et 80. L’effondrement du pouvoir central à Mogadiscio au début des années 90 n’a fait qu’aiguiser les appétits tant des potentats locaux que des Etats voisins. Avec la multiplication des actes de piraterie sur les côtes, qui ont pris de telles proportions qu’ils ont fini par perturber le trafic maritime dans cette partie de l’Océan Indien, les puissances occidentales, mais aussi l’Inde, la Russie et la Chine se sont vues obligées de déployer des moyens navals afin de protéger leurs navires marchands.
Depuis vingt ans, la Somalie n’est plus qu’un vaste baril de poudre qui semble n’attendre qu’une étincelle de trop pour entraîner tous les protagonistes dans une conflagration majeure. Après les Américains, qui y ont connu le fiasco que l’on sait en 1993, les Ethiopiens sont intervenus en force entre décembre 2006 et janvier 2009. N’étant pas du genre à reculer face aux pertes, les hommes déployés par Addis-Abeba ont alors écrasé les forces des Tribunaux Islamiques, qu’ils ont chassées de Mogadiscio avec le soutien du Gouvernement fédéral de transition (GFT), mais aussi de la République autonome du Puntland. Héritiers d’une fière tradition militaire, les Ethiopiens se sont rarement montrés économes en vies humaines.
Entre 50.000 et 300.000 pertes humaines
La victoire sur les islamistes somaliens leur aurait coûté plus de 2.700 morts, dont moins de 400 tués au combat. Des chiffres “modestes”, si on les compare à la boucherie qu’a été la guerre entre l’Ethiopie et l’Erythrée de 1998 à 2000, laquelle aurait fait, selon les estimations, entre 50.000 et 300.000 pertes (tués, blessés, prisonniers et disparus). On est loin des 18 morts américains dans les rues de Mogadiscio le 3 et le 4 octobre 1993. Preuve que d’une armée et d’une culture à l’autre, l’importance des pertes est relative.
C’est donc désormais au Kenya de se lancer ouvertement dans l’aventure somalienne. L’opération reste de dimensions plus discrètes que la grande offensive lancée par les Ethiopiens en 2006. Nairobi aurait déployé 1.600 hommes, soit deux bataillons, appuyés par des blindés, des hélicoptères et des avions de combat.
En face, les Shebab disposeraient de moyens non négligeables pour un conflit de faible intensité. Ils seraient ainsi capables d’aligner entre 7.000 et 9.000 combattants, probablement dispersés entre plusieurs bases arrière et des positions avancées, mais aussi en groupes mobiles susceptibles de frapper les lignes de communication et de ravitaillement des unités kenyanes. Leur capacité de nuisance est incontestable, surtout dans le cadre d’un conflit asymétrique contre une armée kenyane qui, en dépit de sa participation à l’intervention éthiopienne quelques années plutôt, n’est pas particulièrement expérimentée. Déjà, la capitale kenyane a été le théâtre d’attentats (dont un à la grenade dans une discothèque, qui a fait 14 blessés), et l’opinion publique grince.
Les troupes de Nairobi ne sont pourtant pas seules sur le terrain. Elles seraient épaulées, au nord, par l’armée somalienne, autrement dit, par les forces du gouvernement de transition, qui seraient environ 4.000. Si l’on en juge par ce qui s’est passé pendant les affrontements avec les Ethiopiens de 2006 à 2009, les unités du GFT ne seraient cependant pas d’une fiabilité à toute épreuve, surtout en présence d’un “allié” étranger, qu’il soit éthiopien ou kenyan. A l’époque, des milliers de soldats somaliens avaient déserté, et c’était bel et bien l’armée éthiopienne qui avait dû supporter le plus dur des combats.
Soutien militaire de la France
Il est peu probable que le Kenya soit prêt à accepter le taux de pertes consenti par Addis-Abeba pour parvenir à ses fins. Mais d’autres acteurs sont présents sur la scène somalienne. A commencer par la France. Si, au départ, on ne faisait état que d’un soutien logistique, l’aide militaire française serait déjà allée beaucoup plus loin. Une semaine à peine après le début de l’intervention, un bâtiment de la Marine nationale aurait procédé à des tirs d’artillerie sur des objectifs à terre dans les environs de la ville de Kismaayo. L’information a depuis été démentie officiellement par les autorités françaises. Par ailleurs, les forces de maintien de la paix de l’Union Africaine présentes en Somalie opèreraient elles aussi en soutien de l’offensive. Elles rassemblent un peu plus de 8.000 soldats, principalement originaires du Burundi et de l’Ouganda, dont on ne sait pas s’ils prennent véritablement part aux opérations ou si leur rôle revient essentiellement à garantir la sécurité des axes de communication et des bâtiments officiels. Manifestement, pour l’instant, la stratégie kenyane, qui consiste à impliquer le plus d’intervenants possibles, s’avère payante.
Offensive kenyane préparée de longue date
En dépit de ces gesticulations officielles, les motivations du Kenya ne seraient peut-être pas simplement liées à la volonté de neutraliser un mouvement présenté comme terroriste. D’après le New York Times, en effet, l’offensive kenyane aurait été préparée de longue date:
«Pendant des années, l’armée kenyane, soutenue par l’Amérique, a équipé et formé en secret des milices claniques sur le territoire somalien afin de protéger les frontières du Kenya et ses intérêts économiques, en particulier le projet de grand complexe portuaire qui doit être construit à une centaine de kilomètres au sud de la Somalie. Mais aujourd’hui, nombreux sont les diplomates, les spécialistes et les Kenyans qui redoutent que le pays, en envahissant le sud de la Somalie, n’ait eu les yeux plus gros que le ventre, prêtant le flanc à des attentats terroristes en représailles et perturbant le déroulement des opérations de secours visant à aider des centaines de milliers de Somaliens victimes de la famine.»
Les Etats-Unis seraient plus impliqués dans le conflit qu’il n’y paraît.
Le Star kenyan affirme ainsi d’un ton critique que «sous le prétexte de l’intervention des forces de défense kenyanes et des combattants du GFT lancés à la poursuite des terroristes d’Al-Shebab, [ce sont] des drones américains [qui] tuent, détruisent des cibles, et préparent généralement le terrain aux soldats kenyans dans leur marche sur Kismaayo».
Drones américains, navires français, soldats kenyans, ougandais et burundais, difficile de nier le caractère international des opérations en Somalie. Jusqu’à présent, l’Ethiopie n’a pas tenue à se faire remarquer. Mais cela pourrait bientôt changer, car l’armée kenyane vient d’accuser l’Erythrée de fournir des armes aux Shebab. La nouvelle a aussitôt été démentie par les Erythréens, mais si elle venait à être confirmée, peut-être les Ethiopiens pourraient-ils se laisser tenter par une participation à l’aventure, ne serait-ce que pour damer le pion à leur vieil ennemi. Le conflit somalien prendrait alors une tournure encore plus imprévisible.
Source:Slate Afrique