IRIB- Le storytelling de la «guerre juste» s’est, peu à peu, imposé : un groupe humain, qui ne demande qu’à vivre dignement, est menacé d’extermination, par un tyran qui possède tous les attributs du monstre.
Les nations civilisées se dressent, alors, contre la barbarie, en rencontrant l’opposition d’une inévitables coalition d’Etats tyranniques, de droits de l’hommistes et de «pacifistes impénitents». Mais le courage et la morale finissent par triompher, et dans un effort conjoint, les nations civilisées et le groupe humain aspirant à la dignité font mordre la poussière au monstre. Ce n’est pas l’usage de la fable qui est blâmable : «La guerre est, aussi, inconcevable, sans mensonge, que la machine sans graissage», écrit L. Trotski, dans «Leur morale et la nôtre» (1938). La guerre requiert la maîtrise de l’art de la mise en scène, Sun Tsu (VIe siècle av. J.C) l’enseignait, déjà. Et pour penser, ce n’est pas sur la graisse, mais sur les rouages de la machine qu’il faut concentrer son attention.
C’est la structure de la machine belliqueuse qui révèle la fonction d’une guerre, car les techniciens de la guerre savent d’expérience que ce n’est pas la fin qui justifie les moyens, puisqu’on n’obtient, à la guerre, que la fin de ses moyens. Ne nous y trompons pas : le lynchage final du monstre n’intervient que pour sidérer notre capacité de pensée et pour nous laisser croire que la guerre reste une vieille guerre, de celle concevait le maréchal Foch : un mouvement visant à frapper le coeur même de l’armée adverse. Le lynchage du monstre n’a pas de fonction stratégique, sinon, peut-être, celle - à l’instar des sacrifices humains aztèques – de rendre une sorte d’hommage aux divinités des anciennes formes de la guerre où le but restait de faire «échec et mat» (shâh mât signifiant, en persan, «le roi est mort»).
Les armées modernes, au contact des guérillas, ont appris à leurs dépens, la supériorité du partisan, ce combattant, qui harcèle, qui refuse le combat frontal et qui triomphe, par épuisement de l’adversaire. La gloire revient au combattant qui sème la terreur en se terrant. Au franc-tireur embusqué et/ou réfugiés dans les demeures des civils, répond l’aviateur moderne, qui largue, depuis son sanctuaire aérien, ses bombes, et le soldat, qui, depuis son sanctuaire états-unien, manoeuvre, avec dextérité, son drone, avec un joystick.
Deux alternatives s’offrent à l’armée moderne : passer le pays, sous un tapis de bombes, pour atteindre un ennemi terré, au milieu des civils (option coûteuse, qui hypothèque l’avenir), ou bien le débusquer, pour l’obliger à se montrer, sur de micro champs de bataille, qui sont autant de cibles, pour les bombardiers. Débusquer et contraindre l’ennemi à se rendre visible est, justement, le rôle des supplétifs indigènes, en l’espèce des Katibas libyennes, assistées par 5.000 soldats qataris et quelques centaines de «forces spéciales» occidentales, plus opérantes que le «combattant de la liberté», pour communiquer les coordonnées exactes de l’ennemi. Le supplétif indigène, pour contraindre l’ennemi à sortir de la posture rationnelle (à savoir, se terrer, pour échapper à la terreur des bombardements), doit provoquer l’ennemi, par des exactions et des meurtres gratuits, qui doivent stimuler le désir de se venger et, par voie de conséquence, celui de se montrer. Le rôle du supplétif indigène est d’exacerber la violence, d’exalter la cruauté, pour que l’ennemi commette l’erreur fatale de se rendre visible, et, ainsi, permettre aux armées moderne de mener une guerre où l’ennemi est harcelé à distance, jusqu’à l’épuisement. Depuis ses sanctuaires lointains et aériens, l’armée moderne mène, sans haine, une guerre technicienne, tandis qu’au sol, se déploie la barbarie, qui frappe, indifféremment, (le Libyen de telle tribu réputée favorable ou non au tyran, l’étranger réputé «mercenaire»), pour mieux provoquer le cycle de vengeance et de représailles.
Le fond étant dans la forme (et réciproquement), la manière de faire la guerre révèle elle-même le but de guerre. La césure entre guerre moderne et rationnelle (la guerre d’en haut) et guerre irrationnelle et barbare (la guerre d’en bas) se redouble d’une césure, entre, d’une part, le pays «utile et administré» (le pays organisé autour de la production pétrolière) et, d’autre part, le pays «inutile et livré à lui-même» (le résidu de pays qui subsiste, une fois, extrait ce qui fait sa valeur, au sens marchand).
Les nouveaux maîtres de la Libye, c’est-à-dire ses conquérants assistés de leurs fondés de pouvoir libyens, témoignent d’une célérité, sans pareille, à remettre en ordre de marche puits de pétrole, pipe-line et ports, qui contraste, singulièrement, avec leur négligence à discipliner les katibas.
Complètement suspendue, la production pétrolière s’est, en effet, très rapidement, redressée : de 0, en février, elle passe à 530.000 barils, par jour (bpd) fin octobre, puis, à 813.000 bpd, en novembre, et la Libye devrait retrouver sa production d’avant guerre, (soit 1,345 million bpd), d'ici le quatrième trimestre 2012. Les capacités de raffinage augmentent, les terminaux sont remis en fonction et l’exportation reprend. Bref, les affaires reprennent et le VRP Sarkozy n’a pas manqué d’intervenir, auprès du "CNT", pour s’assurer que la concession du port à conteneurs de Misrata, un contrat décroché, sous Kadhafi, par le groupe Bolloré, via sa filiale "Bolloré Africa Logistics", tenait toujours.
D’un côté, donc, celui de la face «utile» du pays, le redressement est spectaculaire.
De l’autre côté, celui de la face «inutile» ou «résiduelle» du pays, c’est l’anarchie. Les katibas se répandent, dans les villes. Elles se menacent et s’affrontent, à l’occasion. Othman Bensassi, chef militaire de Zouara, démocrate et anti-islamiste déclare : «Les islamistes sont armés, mais tout le peuple libyen est armé, aujourd’hui, vous savez. Donc, ce n’est pas une question de reprendre les armes. Les armes sont toujours là…». Le vol et le pillage sont monnaie courante et celui des antiquités rappellent les pillages irakiens. L’administration ne fonctionne qu’au ralenti. Les immigrés terrorisés ne reviennent pas, si bien que le pays manque, cruellement, de bras et de compétences, pour se reconstruire.
On pourrait s’en étonner. La richesse considérable de la Libye est plus que suffisante, pour assurer le cantonnement des miliciens, en leur proposant une solde très conséquente. Au 30 septembre 2010, les banques et institutions financières libyennes (notamment, le fonds souverain "Libyan Investment Authority" détenaient 8,233 milliards $ (5,84 milliards €) de dépôts et de créances, auprès des seules banques françaises. 70 milliards $ (48 milliards €, dont 30%, en cash, selon les estimations) ont été gelés, par les Occidentaux, (les USA détenant, à eux-seuls, 37 milliards $, sous formes de liquidités, sur des comptes bancaires, bons du trésor, immobilier). Le "CNT" évalue les avoirs libyens détenus par la "Libyan African Investment Portfolio" (LAP), en Afrique, à 35 milliards $. Le montant total des réserves d'or de la Libye s'élève, en septembre 2011, à 115 milliards $. Avec ses réserves connues de 60 milliards de bpj et un ratio de la dette, sur le PIB, de 3,3 %, avant la guerre, la Libye devrait trouver, aisément, l’argent nécessaire, pour calmer tout ses «combattants de la liberté» (fussent-ils les plus gourmands de la Terre) et financer la formation d’une armée et d’une police capables de ramener la sécurité.
On pourrait s’en étonner, mais, par naïveté, seulement. Car c’est sciemment que l’incurie est organisée, pour assurer un état de confusion généralisée, qui laisse les mains libres aux nouveaux maîtres occidentaux et qataris de la Libye. Des Libyens, y compris affiliés au "CNT", s’en inquiètent : «Il y a des faits sur le terrain, ils [les Qataris] donnent de l'argent à certaines parties [libyennes]. Ils fournissent de l'argent et des armes et cherchent à s'ingérer, dans des affaires, qui ne les concernent pas, et nous ne l'acceptons pas», a déclaré Mohammed Abdel Rahman Chalgam, représentant de la Libye, aux Nations unies.
On peut, aujourd’hui, parler d’un modèle «irakien» qui consisterait à plonger un pays dans la confusion, pour mieux le gouverner. Cet état de confusion, qui plonge la Libye, dans un chaos artificiel, permet de créer un état de défiance généralisé, qui fait que chaque citoyen, par la force des choses, se méfie autant de son voisin que de l’Etat. L’absence de confiance mutuelle, qui garantit l’absence de luttes collectives sociales et démocratiques, et, par conséquent, le triomphe de Maîtres qui sauront exploiter la richesse de la Lybie.