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Idriss Déby Itno : "En Libye, l'Histoire me donnera raison"

Le président tchadien, Idriss Déby Itno, persiste et signe : la guerre contre Kaddafi a été pour la région un facteur de déstabilisation, et la façon dont ce dernier a été tué « laissera des traces ». Pour lui, le dictateur libyen devait certes quitter le pouvoir, mais en douceur : « C’était possible », regrette-t-il.

Il y a un peu plus de huit mois, alors que la guerre déchirait la Libye et que Mouammar Kaddafi défiait encore son peuple et les bombardements de l’Otan, c’est un Idriss Déby Itno très inquiet des conséquences de cet embrasement à sa frontière nord que nous avions rencontré à N’Djamena. Fin connaisseur, sans doute le meilleur, du colonel libyen et de son système de pouvoir, le président du Tchad se refusait pourtant à envisager l’hypothèse de sa chute, comme si quarante-deux années de voisinage pendant lesquelles Kaddafi fut tour à tour acteur et médiateur, déstabilisateur et stabilisateur, envahisseur et investisseur, ennemi et allié encombrant avaient fini par l’ancrer définitivement dans le paysage tchadien.

C’est au Tchad, à l’occasion du cinquantième anniversaire de son indépendance célébré en janvier 2011, que le colonel a effectué son ultime déplacement à l’étranger, et le 11 août, lors de la fête nationale à N’Djamena, c’est l’un des affidés les plus proches du « Guide », Béchir Salah, qui dirigeait la délégation libyenne, ovationnée par les participants. Trois semaines plus tard, pourtant, le Tchad reconnaissait officiellement le Conseil national de transition libyen, sans pour autant que se dissipe totalement un climat de méfiance nourri de rancœurs réciproques. Pragmatique et réaliste, habitué à jouer les équilibristes entre l’absolue nécessité d’entretenir de bons rapports avec Tripoli et celle de préserver la souveraineté de son pays, Idriss Déby Itno fait tout depuis pour clore définitivement le chapitre Kaddafi.

Les huit mois qui séparent ces deux interviews ont aussi été le théâtre d’une réélection présidentielle sans risques ni enjeux (puisque boycottée par les principaux leaders de l’opposition) pour cet homme de 59 ans, au pouvoir depuis deux décennies.

Amorcé à N’Djamena, cet entretien a été finalisé à Paris, en marge de la discrète visite privée qu’y a effectuée le chef de l’État tchadien, du 12 au 15 décembre.

Jeune Afrique : Dès le début de la guerre en Libye, vous n’avez pas caché vos réticences à l’égard des rebelles du CNT et vis-à-vis de l’opération menée par l’Otan pour renverser Kaddafi. C’est toute la région, disiez-vous alors, qui risque d’être déstabilisée. A posteriori, ces craintes étaient-elles vraiment justifiées ?

Idriss Déby Itno : Je crois que l’Histoire me donnera raison. Ce n’est un secret pour personne que des stocks d’armes considérables en provenance des arsenaux libyens circulent dans la zone sahélo-saharienne et le long du millier de kilomètres de notre frontière commune. Y compris ce que je vous révélais en mars dernier et qui depuis est admis par tout le monde, à savoir des missiles antiaériens Sam 7 et Sam 9. À qui profite ce vaste marché ? Aux terroristes d’Aqmi et de Boko Haram, aux rébellions du Darfour et d’ailleurs. Mes craintes, hélas, n’étaient pas infondées.

Je n’ai jamais cru que Kaddafi était indispensable, encore moins immortel. J’aurais simplement souhaité qu’il sorte du jeu autrement.

Vous connaissiez très bien Kaddafi, ses forces et ses faiblesses. Et pourtant, vous avez eu beaucoup de mal à envisager qu’il puisse tomber. Pourquoi ?

Je n’ai jamais cru que Kaddafi était indispensable, encore moins immortel. J’aurais simplement souhaité qu’il sorte du jeu autrement. Qu’il parte en exil et que les nouvelles autorités s’installent en douceur, sans dégâts ni victimes inutiles. C’était d’ailleurs la position de l’Union africaine. En réalité, aucun chef d’État du continent n’était contre le départ du pouvoir de Kaddafi, mais la façon brutale avec laquelle on l’a fait chuter ne pouvait être que génératrice de désordres dans un pays sans institutions ni Constitution. Or l’Afrique a besoin d’une nouvelle Libye forte et organisée.

Mouammar Kaddafi a manifestement été tué après sa capture. Cela vous a choqué ?

Son assassinat, comme tout assassinat, n’était pas une solution. Et l’exhibition publique de sa dépouille dans la morgue de Misrata n’était pas conforme au minimum de respect religieux dû aux morts. Tout cela laisse des traces. Mais je veux croire que le grand peuple frère de Libye saura trouver les chemins de l’unité.

Pour nous, Tchadiens, peu importe qui gouverne à Tripoli : nous sommes condamnés à vivre ensemble et nous saurons cohabiter.

Vos relations avec les ex-rebelles libyens du CNT ont traversé une période très conflictuelle. Ces derniers vous ont accusé de recruter des troupes pour venir en aide à Kaddafi, et, de votre côté, vous leur avez reproché de maltraiter les immigrés tchadiens résidant en Libye. Avez-vous signé la paix avec vos nouveaux voisins ?

Il n’y a jamais eu de guerre. Pour nous, Tchadiens, peu importe qui gouverne à Tripoli : nous sommes condamnés à vivre ensemble et nous saurons cohabiter, je n’ai aucun doute là-dessus. À dessein, certains ont prétendu que j’avais envoyé des éléments de la garde républicaine combattre aux côtés de Kaddafi, ce qui est totalement faux. La France était bien placée pour le savoir, et j’aurais souhaité, quand ces accusations injustes ont été formulées, qu’elle le dise publiquement, ce qui hélas n’a pas été le cas.

L’armée française a-t-elle utilisé sa base de N’Djamena dans le cadre de ses opérations en Libye ? Selon certaines sources, vous vous y seriez opposé…

J’ignore si les Français se sont servis de leur base. Moi, je ne me suis opposé à rien puisque j’ai demandé à la France, via son ambassadeur que j’ai convoqué dans mon bureau, de surveiller ma frontière nord afin de prévenir les infiltrations d’armes. Ce qui a été fait.

Vous en êtes-vous expliqué avec le président du CNT, Mustapha Abdeljalil ?

Je l’ai rencontré à Paris, à New York et à Addis-Abeba. Lui-même m’a dit qu’à sa connaissance aucun soldat tchadien n’est allé combattre en Libye. Par contre, il est exact que Kaddafi a recruté des mercenaires parmi les Tchadiens immigrés. Deux cent cinquante d’entre eux sont rentrés au Tchad après la défaite. Ils sont en prison en attendant leur jugement.

Combien d’émigrés de retour de Libye avez-vous dû accueillir ?

Cent quarante mille à ce jour. Pour nous, c’est un fardeau énorme, d’autant qu’il s’agit à 80 % de jeunes de moins de 30 ans sans qualification. Aucun pays, aucune institution, hormis l’Organisation mondiale pour les migrations, ne nous est venu en aide pour les réinsérer.

Peut-être pense-t-on que ces émigrés n’attendent qu’une chose : pouvoir se rendre de nouveau en Libye ?

Je n’ai pas entendu un seul de ces rapatriés dire qu’il souhaitait repartir là-bas.

La Libye de Kaddafi avait beaucoup investi au Tchad, dans l’immobilier, le secteur bancaire et les achats de terres notamment. Les nouvelles autorités vont-elles maintenir ces engagements ?

La Libye a moins investi au Tchad qu’au Mali, au Niger ou au Sénégal. Ce n’est pas aussi significatif que vous semblez le croire. Il y a certes quelques chantiers non achevés, à N’Djamena notamment, mais il faut laisser aux nouveaux dirigeants le temps de revisiter leur coopé­ration avec l’Afrique, laquelle, j’en suis convaincu, se poursuivra. Quant aux banques à capitaux libyens, il s’agit d’établissements commerciaux, pas de banques d’investissement ou de crédit. Elles rapportent beaucoup d’argent. Il est donc tout à fait dans l’intérêt de la Libye de les maintenir.

Que va devenir la Cen-Sad, cette communauté des États sahélo-sahariens lancée en grande pompe par Kaddafi il y a quatorze ans et qui regroupe vingt-huit États africains ?

Attendons de voir. Le hasard veut que j’assume en ce moment la présidence en exercice de cette organisation, dont le bilan est loin d’être négligeable. Pour l’instant, son secrétariat exécutif ne fonctionne plus et j’ignore ce que sont devenus les hauts fonctionnaires libyens qui le dirigeaient. C’est un problème qu’il nous faudra aborder rapidement avec les autorités de Tripoli.

Autre conséquence inquiétante de la crise libyenne : le chef rebelle soudanais Khalil Ibrahim (le Soudan a annoncé l'avoir tué le 25 décembre, NDLR) est revenu au Darfour avec armes et bagages depuis la Libye après avoir combattu aux côtés de Kaddafi. Et il envisage de relancer la guerre à votre frontière contre le pouvoir de Khartoum. Cela vous inquiète ?

Khalil Ibrahim est effectivement rentré au Darfour avec des camions d’armes et de munitions libyens. Il a suffisamment de matériel pour recréer le désordre dans cette région, mais pas assez pour prétendre prendre le pouvoir à Khartoum. Il doit savoir que la communauté internationale ne lui pardonnera pas de rallumer la guerre après tous les efforts consentis par l’Union africaine, le Qatar et d’autres pour parvenir à la paix. Rouvrir la boîte de Pandore du Darfour serait une catastrophe. Si j’ai un conseil à donner à Khalil Ibrahim, c’est celui-ci : va à Doha signer l’accord de paix, entre dans la logique de la stabilité, ne remets pas en question le processus de retour volontaire des réfugiés, ne prends pas devant l’Histoire la responsabilité de tout gâcher à nouveau.

Selon certaines informations, le chef rebelle tchadien Abdelwahid Aboud Mackaye, qui a été l’un des concepteurs de l’attaque de N’Djamena en février 2008, vous aurait été secrètement livré il y a quelques jours par le président soudanais El-Béchir. Confirmez-vous ?

À l’heure où je vous parle, je ne suis pas au courant de cette histoire.

El-Béchir a assisté à votre investiture le 8 août dernier et, une fois de plus, la Cour pénale internationale, dont le Tchad a pourtant ratifié le statut, a protesté. Pourquoi ce geste de défi ?

Il ne s’agit pas de cela. Je suis certes signataire du statut de Rome, mais je suis aussi membre de l’Union africaine, laquelle a une position divergente sur cette affaire. J’ai choisi de suivre l’avis de l’UA : il n’est pas question qu’El-Béchir, s’il doit être jugé, le soit ailleurs qu’en Afrique. Et puis, comme pour la Libye, je suis pragmatique : s’il veut que la paix revienne au Darfour et s’il veut sécuriser sa frontière est, le Tchad n’a pas d’autre choix que d’avoir les meilleures relations possibles avec le Soudan, quel que soit le régime en place à Khartoum. Nous avons un vaste projet commun d’interconnexion avec le réseau ferroviaire soudanais, qui permettra de relier Abéché à la mer Rouge : c’est cela qui nous importe.

Oui, la vie est chère au Tchad, je le reconnais. Non, le salaire des fonctionnaires n’est pas au niveau de décence souhaitable(..)

Le transfert de l’ex-président Gbagbo à la CPI vous a-t-il choqué ?

Non. Charles Taylor y est déjà et l’Union africaine a eu sur ces deux cas une position sans ambiguïté : cela procède de la volonté des Ivoiriens, il n’y a donc aucun problème. Cela dit, il serait bon que la CPI ne s’en tienne pas qu’aux Africains dans son combat contre l’impunité. L’Afrique ne l’accepterait pas.

Pourtant, vous semblez souhaiter que votre prédécesseur, Hissène Habré, soit déféré devant la justice belge plutôt que jugé en Afrique. N’est-ce pas contradictoire ?

Soyons clairs. À l’origine, je voulais que Habré soit jugé au Tchad dans le cadre d’un tribunal international. L’Union africaine s’y est opposée et a préféré le Sénégal. Dix ans après, nous faisons du surplace, et les 40 000 victimes n’ont toujours pas obtenu justice. Dakar n’en veut plus, et Bruxelles se déclare compétent : pourquoi pas ? Le Rwanda s’est également proposé pour organiser le procès, et nous sommes prêts à coopérer pour l’y aider. Toutes les solutions sont bonnes pourvu qu’on sorte de cette impasse.

Mais quelle serait la meilleure, selon vous ?

Pour moi, ce serait Kigali, parce que Kigali est en Afrique. Question de principe. Mais si Kigali ne peut pas, je ne verrai aucun inconvénient à ce que Habré soit jugé en Belgique.

Lorsque, début juillet, Abdoulaye Wade vous a écrit pour vous annoncer qu’il allait vous livrer Hissène Habré, décision sur laquelle il est finalement revenu, comment avez-vous réagi ?

J’étais prêt à le recevoir. Toutes les dispositions avaient été prises. On a crié : « Wade va livrer Habré et Déby va le tuer ! » Ridicule. Le Tchad est un État de droit.

Votre pays vient de traverser une période plutôt chahutée de malaise social, avec manifestations et grèves à répétition des fonctionnaires et des étudiants. N’y a-t-il pas là comme un effet des révolutions arabes ?

Ce malaise est planétaire, il me semble. L’Europe a ses indignés, l’Afrique a ses crises de la vie chère. Oui, la vie est chère au Tchad, je le reconnais. Non, le salaire des fonctionnaires n’est pas au niveau de décence souhaitable, et non, nos ressources ne sont pas extensibles. Alors, compte tenu de cela, gouvernement et partenaires sociaux dialoguent. Nous avons promis une augmentation des salaires de 20 % en 2012, la suite dépendra de nos ressources : si elles le permettent, d’autres augmentations auront lieu. Maintenant, il faut que les fonctionnaires, qui sont 70 000 au Tchad sur une population de 12 millions d’habitants, comprennent que je ne peux leur affecter la totalité de nos revenus et abandonner les autres à leur sort.

Craignez-vous que la crise de la dette européenne et les menaces qui pèsent sur l’euro débouchent sur une nouvelle dévaluation du franc CFA ?

Non, le scénario de 1994 ne se reproduira pas à l’identique. Par contre, si l’euro flotte, le franc CFA va flotter. Si la parité de l’euro se dégrade vis-à-vis des autres monnaies, le franc CFA en sera affecté. C’est un phénomène mécanique. Et c’est cela qui peut nous inquiéter. Mais il n’y a aucun motif objectif pour qu’une nouvelle dévaluation ait lieu.

Le ministre français des Affaires étrangères, Alain Juppé, a déclaré en juillet dernier que le dispositif militaire français au Tchad, fort d’un millier d’hommes, ne se justifiait plus et qu’il fallait envisager son rapatriement. Qu’en pensez-vous ?

Le dispositif Épervier est présent au Tchad depuis 1986. Nous avons avec la France, qui est notre partenaire, une relation excellente. Nous allons donc, comme nous l’avons toujours fait quand un problème bilatéral se pose, nous asseoir et discuter afin de le régler. Si la France estime que sa présence militaire ne se justifie plus et qu’il convient de la rapatrier, c’est un jugement et une décision qui relèvent de son entière souveraineté. En attendant, il faut savoir que l’actuel aéroport de N’Djamena, qui est situé en plein centre-ville avec toutes les nuisances que cela implique, va être déplacé à la périphérie d’ici à la fin de 2014. Si la France veut rester au Tchad, elle devra donc suivre le mouvement et réaménager ses infrastructures.

N’Djamena est une base d’entraînement gratuite pour l’armée française. Comptez-vous exiger un loyer, comme Djibouti ?

Il n’y a effectivement aucune raison pour que l’armée française paie un loyer ailleurs et pas au Tchad.

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