De Sanaa à Benghazi, du Caire à
Casablanca, les groupes djihadistes adoptent depuis plusieurs mois la même
appellation. Coïncidence?
Manifestation de salafistes à Tunis
le 17 septembre 2012. Reuters/Zoubeir Souissi
Une nouvelle tendance émerge dans le monde du djihadisme.
Au lieu d’adopter un nom original, les groupuscules optent de plus en plus pour
«ansar», «défenseurs» en arabe.
Et ils se font souvent appeler «Ansar al-charia» (défenseurs de la loi
islamique); cette dénomination exprime leur volonté d’établir des Etats
islamiques.
Ces groupuscules partagent certes le même nom et la même idéologie, mais ils ne
disposent pas d’une structure unifiée de commandement, et n’ont même pas de chef
commun —contrairement au commandement central d’al-Qaida (ou ce qu’il en reste)—
qui serait basé au Pakistan.
Ils se battent dans des régions différentes, et utilisent des méthodes
différentes —mais pour la même cause. C'est là, une approche mieux adaptée aux
incertitudes nées des soulèvements arabes.
Ansar al-charia, un nom à la mode
L’appellation Ansar al-charia s’est invitée dans l’actualité au lendemain de la
récente attaque du consulat américain de Benghazi (Libye): l’organisation locale
Katibat Ansar al-charia (bataillon des défenseurs de la charia, Ndlr) a été
accusée de l’avoir fomentée (ce qu’elle nie).
De nombreux journalistes semblent avoir confondu l’Ansar al-Charia de Benghazi
avec une autre organisation libyenne du même nom, basée à Derna.
En réalité, c’est au Yémen que l’appellation a gagné en popularité -—et ce
depuis la fondation, en avril 2011, du groupe-écran Ansar al-charia par al-Qaida
dans la péninsule arabique (AQPA), branche locale —puissante et ambitieuse— de
l’organisation terroriste.
Le nom est peut-être né des réflexions d’Oussama Ben Laden, qui envisageait de
donner une nouvelle image à al-Qaida.
Dans les documents prélevés au sein de la base de l’ex-chef d’al-Qaida, Ansar
Al-charia ne figure par dans la liste des exemples de noms potentiels.
Plus récemment, l’un des idéologues djihadistes les plus influents, Shaykh Abou
al-Mundhir al-Shinqiti, a donné son aval à cette nouvelle vague de groupuscules
Ansar al-charia.
Shinquiti, qui est d’origine mauritanienne, a publié un article à la mi-juin:
«Nous sommes Ansar al-charia.»
Il appelle les musulmans à établir leurs propres «dawa» (prédications, Ndlr)
Ansar al-charia dans leurs pays respectifs, avant de s’unir pour former un
conglomérat.
Précisons néanmoins que la plupart des groupes Ansar al-charia se sont formés
avant cette intervention. Les plus importants d’entre eux sont basés au Yemen,
en Tunisie et en Libye; de nouvelles versions, d’importance plus modeste, ont
aussi vu le jour en Egypte et au Maroc.
Le djihad multipolaire
L’essor de ces organisations témoigne d'un déclin du djihad international
unipolaire d’al-Qaida —qui a dominé la dernière décennie— et d'un retour à une
djihadosphère multipolaire semblable à celle des années 1990. A une différence
près —et elle est de taille: l’idéologie qui anime les groupes djihadistes
d’aujourd’hui est plus homogène.
Dans les années 1990, l’approche et l’action des djihadistes se cantonnaient à
leur sphère locale; aujourd’hui, nombre de terroristes développent un discours
international tout en agissant à l’échelle locale. Par ailleurs, ces groupes
plus récents sont plus disposés à fournir des services et des structures de
gouvernance aux peuples musulmans. Il est crucial d’établir une distinction
entre ces différents groupes, afin de mieux comprendre le nouveau paysage du
Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord: mieux comprendre aussi la trajectoire des
nouvelles organisations salafistes et djihadistes (qui n’ont pas toutes adopté
les stratégies et les tactiques d’al-Qaïda).
Il n’existe certes aucun lien (formel ou opérationnel) connu entre ces
organisations disparates, mais il est possible qu’elles tentent de se rapprocher
à l’avenir (affinité idéologique, objectifs similaires). Il est toutefois trop
tôt pour voir en elles une entité unique. Voici un guide des organisations ayant
adopté ce nom.
Ansar al-charia en Tunisie
En mars 2011, après la chute du president Zine El-Abdine Ben Ali, le
gouvernement de transition a gracié des prisonniers politiques et des personnes
accusées de terrorisme. Sayf Allah ben Hussayn (mieux connu sous le nom d’Abou
Iyyadh Al-Tunisi) était parmi eux; il avait co-fondé le Groupe combattant
tunisien en Afghanistan, groupe qui avait facilité l’organisation de
l’assassinat d’Ahmad Shah Messud, deux jours avant les attaques du 11-Septembre.
A sa sortie de prison, Abou Iyyadh organisa la première de ses conférences
(aujourd’hui annuelles); c’est ainsi qu’Ansar al-charia en Tunisie (ACT) vit le
jour.
En 2011, la conférence n’avait attiré que quelques centaines de participants; on
en a compté plus de dix mille en 2012. On peut en conclure que sa popularité a
grandi, mais qu’elle demeure néanmoins marginale. Depuis sa création, ACT est
animé par une idéologie schizophrénique: il appelle le peuple à suivre la
«véritable» voie de l’Islam en Tunisie, tout en incitant les individus à
rejoindre le djihad en terre étrangère.
ACT n’a pas revendiqué les attaques qui ont récemment visé l’ambassade, mais il
semble qu’un grand nombre de ses membres aient —à tout le moins— participé aux
manifestations. L’ACT a trempé dans plusieurs actions salafistes plus
agressives, qui affectent la Tunisie depuis un an et demi —on peut notamment
citer le «jour de colère» qui a suivi la diffusion du film Persepolis par une
chaîne locale. Plusieurs membres de l’ACT ont participé aux attaques contre
l’ambassade américaine de Tunis et l’école américaine voisine. Comme ACY, ACT a
offert divers services dans un grand nombre de villes tunisiennes: eau,
vêtements, cadeaux du ramadan…
Ansar al-charia en Libye
En Libye, plusieurs groupes utilisent une variante de l’appellation Ansar
al-Charia. Parmi les groupes les plus influents, on peut notamment citer Katibat
Ansar al-Charia à Benghazi (ACB), considéré comme le principal suspect des
attaques du consulat, et Ansar al-charia à Derna (ACD), plus secrète, dirigée
par Abou Sufyan ben Qumu (ancien détenu de Guantánamo).
Les deux organisations ont vu le jour après la mort de l’ex-dirigeant libyen,
Mouammar Kadhafi, mais elles ne sont pas liées. ACB a annoncé sa création en
février 2012 , et il est dirigé par Muhammad Al-Zahawi, ancien détenu d’Abou
Salim, l’infâme prison de Kadhafi. ACB a organisé une conférence en juin, et
espère en faire un rendez-vous annuel; l’évènement a attiré un millier de
participants, parmi lesquels les membres de milices plus modestes, qui appellent
toutes à la mise en œuvre de la charia par le gouvernement libyen. A l’image de
l’ansar al-charia tunisien, ACB rend des services à la population locale. Les
membres d’ACB ont dégagé et réparé des routes, ont aidé le peuple pendant le
ramadan, et assuraient il y a peu la sécurité dans un hôpital de Benghazi.
Le groupe admet avoir détruit des sanctuaires et des tombes soufies à Benghazi,
mais il tente de s’attirer le soutien d’une catégorie bien spécifique de la
population en défendant une interprétation des plus strictes de l’Islam, tout en
aidant la communauté à faire face aux besoins les plus pressants. Les
déclarations du groupe ont évolué: elles sous-entendaient d’abord que certains
de ses membres avaient participé à l’attaque à titre individuel, puis ont nié en
bloc toute implication. ACB semble donc comprendre qu’elle a dépassé les bornes,
et tente visiblement de sauver sa réputation.
Ansar al-charia en Egypte et au Maroc
Contrairement aux organisations du Yémen, de Tunisie et de Libye, Ansar
al-Charia en Egypte (ACE) n’a pas annoncé sa création en tant que groupe
organisé sur le terrain —et la création du groupe marocain n’a été annoncée que
récemment.
Pour l’heure, ACE n’a utilisé l’appellation Ansar al-charia qu’en ligne, dans
les documents relayés par la Al-Bayyan Media Foundation, liée à l’idéologue
djihadiste Shaykh Ahmad Ashush.
Ce dernier a récemment diffusé une fatwa appelant à l'assassinat des créateurs
du film L'innocence des musulmans. Voilà bien longtemps qu’Ashush est impliqué
dans le mouvement djihadiste: il a participé au djihad antisoviétique dans les
années 1980, et a appartenu au Djihad islamique égyptien (JIE).
Il a été arrêté au début des années 1990 lors d’un coup de filet antiterroriste
visant cent-cinquante membres du JIE, et ne fut libéré qu’après la chute du
régime d’Hosni Moubarak.
Si l’on en croit les éléments qui sont en notre possession, il est trop tôt pour
qualifier ACE de groupe à part entière. Ansar al-Charia au Maghreb (ACM) est une
organisation naissante, uniquement intéressée par la prédication (dawa). Dans sa
première —et unique— déclaration, ACM affirme ne pas être affilié aux groupes du
Yémen, de Tunisie, de Libye et d’Egypte. La raison d’être d’ACM est de prêcher
la parole et la loi de Dieu, de fournir une aide économique et sociale aux
démunis, de dénoncer la décadence de l’Occident - et d’arracher la société aux
griffes de ce dernier. Et tout comme l’ensemble des groupes radicaux utilisant
l’appellation Ansar Al-Charia, il serait sage de la surveiller avec la plus
grande vigilance.
AARON Y. ZELIN (Traduit par Jean-Clément Nau)
Source:Foreign Policy
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