Issad Rebrab, fondateur et président du groupe algérien Cevital répond aux questions de Jeune Afrique. Expansion panafricaine, tracasseries amdinistratives et sécurité alimentaire : le grand patron donne son opinion sans langue de bois.
Fondateur et patron du premier groupe privé algérien, Cevital, Issad Rebrab
sillonne désormais l'Afrique à la recherche d'opportunités d'investissement.
Dans l'agriculture et l'agro-industrie, son métier historique, mais aussi dans
l'énergie ou même la logistique. Rencontre, à l'occasion du Africa CEO Forum,
qui se tenait du 20 au 21 novembre à Genève, avec l'un des plus importants
entrepreneurs africains.
Propos recueillis par Nicolas Teisserenc, à Genève.
Jeune Afrique : Vous avez effectué récemment un voyage
dans plusieurs pays subsahariens. En quoi consiste votre stratégie dans ces pays
?
Issad Rebrab : Ces dernières années, le groupe Cevital s’est développé
surtout en Algérie, notamment dans l’industrie agroalimentaire, qui représente
60% de nos activités. Mais nous sommes aussi actifs dans la sidérurgie,
l’énergie électrique, l’électronique l’électroménager, le verre plat, etc. Après
une croissance ininterrompue pendant 12 ans, nous voulons maintenant nous
étendre ailleurs en Afrique. Mais il faut d’abord sécuriser le groupe. C’est
pourquoi j’ai fait appel à un nouveau dirigeant, Louis Roquet. Il était
auparavant PDG des Caisses Desjardins ; il a aussi géré la ville de Montréal. Je
lui ai confié le groupe tandis que je suis désormais président du conseil
d’administration. Je m’occupe du développement de l’international, où suis en
train de constituer des équipes.
Nous voulons aujourd’hui aller en amont : jusqu’à maintenant nous importons nos
matières premières des pays soit européens soit sud-américains ; nous avons
décidé d’aller investir en amont dans des pays africains. Il s’agit non
seulement de diversifier nos approvisionnements, mais aussi, étant donné que les
terres agricoles inexploitées se trouvent en Afrique, d’apporter notre expertise
pour installer des usines de transformation sur place, non seulement pour créer
des emplois et de la valeur ajoutée, mais aussi pour exporter et nourrir le
marché local.
L’Éthiopie, la Tanzanie et la Côte d’Ivoire ont un grand potentiel pour produire
de la canne à sucre et de la betterave sucrière. Pourtant, ces pays importent du
sucre.
Quel sera l'apport de Cevital dans ces pays ?
Pour ne citer que les principaux, nous avons l’intention d’investir au Soudan,
en Tanzanie, en Éthiopie et en Côte d’Ivoire. Nous avons décidé d’aller dans ces
pays s’il y a des unités de production qu’on peut reprendre, moderniser ou
agrandir. Sinon, nous construirons de nouvelles unités de production. Cela sera
étudié au cas par cas. Par exemple, le Soudan a un grand potentiel pour la
production sucrière. L’Éthiopie, la Tanzanie et la Côte d’Ivoire ont également
un grand potentiel agricole. On peut y produire de la canne à sucre et de la
betterave sucrière. Et pourtant, ces pays importent du sucre, ce qui est
anormal. Un pays comme l’Éthiopie qui a plus de 73 millions d’hectares de terres
arables n’exploite que 15 millions d’hectares, et encore, de manière artisanale.
Les taux de rentabilité sont un tiers de ce qu’ils seraient si ces terres
étaient travaillées de façon scientifique et mécanisée. L’Éthiopie devrait être
un des plus grands producteurs de sucre en Afrique et dans le monde. Il leur
manque non seulement des moyens financiers, mais aussi le savoir-faire. Or nous
avons le savoir-faire, nous savons comment mobiliser les moyens financiers. Nous
avons donc décidé d’investir.
Et en ce qui concerne la Côte d’Ivoire ?
Aujourd’hui, la Côte d’Ivoire importe un million de tonnes de riz d’Asie.
Pourtant, il lui suffirait d’exploiter 300 000 hectares pour être autosuffisante
et même dégager des excédents pour l’export. Notre priorité est à Abidjan, là où
il y a le plus de population, le plus de surface. J’ai également été à San
Pedro, mais, pour l'instant, ce qui nous intéresse et ce sur quoi nos
discussions ont porté avec les autorités, c’est d’abord d’investir dans la
production du riz pour assurer la sécurité alimentaire et les faire passer
d’importateurs à exportateurs. Nous allons procéder étape par étape.
Avec le port d’Abidjan, qui doit s’agrandir, nous voulons mettre en place un
complexe agroalimentaire pour pouvoir décharger un bateau à 2000 tonnes à
l’heure : il faut des installations industrielles qui peuvent recevoir le
produit car, une fois que l'on a produit, il faut exporter.
Comment peut-on réussir le pari de la sécurité alimentaire
?
Force est de constater que les prix des matières premières agricoles ne font
qu’augmenter. Cela s’explique par le fait que des grands pays très peuplés comme
la Chine, l’Inde, le Mexique ou le Brésil ont vu leur pouvoir d’achat augmenter
et consomment toujours plus. Sans compter la croissance démographique au niveau
mondial. Et avec des aléas climatiques, il peut y avoir même un risque
aujourd’hui de famine dans certains pays. Même pour des pays qui ont des revenus
pétroliers, l’argent ne suffira pas. En 2007-2008, par exemple, le Vietnam a
refusé de vendre son riz à l’export. Les Russes ont agi de même. Ce n’est pas du
protectionnisme ; il s’agit avant tout pour eux d’assurer la sécurité
alimentaire de leurs peuples. Il est donc temps que les gouvernements africains
essayent d’encourager le développement de l’agriculture pour au moins assurer
leur propre consommation.
Il est temps que les gouvernements africains encouragent le développement de
l’agriculture pour au moins assurer leur propre consommation.
Dans tous ces pays j’ai rencontré des ministres de l’Agriculture, des Premiers
ministres, des chefs d’État. Nous les avons sensibilisés et ils sont très
ouverts à notre arrivée.
Vos ambitions africaines se limitent-elles à l’agriculture
?
Nous avons des projets agricoles, mais pas seulement. Nous avons aussi des
projets électriques. En Algérie nous avons trois centrales électriques. Il y a
des pays africains qui ont des besoins en énergie électrique et nous sommes
prêts à investir pour les aider à les mettre en œuvre. Ce ne sont pas
obligatoirement des projets adossés à des usines agroalimentaires. Certains pays
qui ont découvert du gaz récemment comme la Tanzanie ont actuellement entre 600
et 700 MW de capacité installée. Nous sommes prêts à doubler, voire tripler, les
capacités de ce pays. Nous sommes en discussion avec les autorités à ce sujet.
Nous voulons aussi développer la logistique dans certains pays, notamment dans
les ports. Aujourd’hui, dans la plus part de pays africains, les ports sont sous
équipés : ils n’ont pas un tirant d’eau suffisant pour recevoir de grands
bateaux. Plus vous augmentez le volume plus vous réduisez les coûts.
Deuxièmement, un bateau est fait pour naviguer, il n’est pas fait pour
stationner dans des ports. Il y a aujourd’hui des ports africains saturés, où
les bateaux restent quelques fois un, deux, trois mois. Nous avons une
expérience à Bejaïa, où nous avons réalisé un terminal de déchargement portuaire
grâce auquel on peut décharger un bateau de 50 000 tonnes en 48h, ce qui permet
d’économiser 40 dollars par tonne. C’est un investissement très vite amorti.
C’est grâce à cela que Cevital est concurrentiel sur le marché mondial du sucre
et que nous exportons dans plus de 28 pays différents. Pour être concurrentiel
sur le marché mondial, on doit voir là où on possède des avantages comparatifs.
Et quand on ne les a pas, il faut les construire. Or les pays africains ont
beaucoup d’avantages comparatifs, mais ils doivent savoir les saisir.
Aujourd’hui nous sommes dans une économie très concurrentielle au niveau
mondial. On doit chercher à investir dans des créneaux ou on a avantage
comparatifs.
Comment allez-vous financer cette expansion ?
Cevital dispose de fonds importants. Malheureusement, la réglementation
algérienne ne nous permet pas de sortir des devises et d’investir à
l’international. Donc ce que nous avons l’intention de faire au niveau africain,
c’est partir de notre crédibilité, de notre expertise, de notre savoir-faire
afin de mobiliser des moyens financiers extérieurs, tout en donnant des
garanties, et lever des fonds sur les marchés internationaux. Cela nécessite de
créer une structure hors Algérie. Ce sont ensuite les projets eux-mêmes qui
doivent recueillir ces fonds. Nous ne pouvons bien entendu pas aller à
l’encontre de la réglementation algérienne, c’est pourquoi nous sommes en train
de mener des démarches auprès du gouvernement algérien afin qu’il nous permette
d’investir à l’international. Malheureusement, même si les lois existent pour
nous autoriser, dans les faits, on est empêchés de le faire.
Nous avons travaillé avec la Banque mondiale et la Banque africaine de
développement, mais nous pensons aussi lever des fonds, probablement en nous
associant à des fonds d’investissement, avec une partie en capital et une partie
en dette. Il faut savoir que notre risque est minime. D’abord, nous n’irons que
si nous avons les terres au préalable. Ensuite, nous avons une expertise
managériale. Et pour des métiers que nous ne connaissons pas, nous avons
l’intention de faire appel à des leaders mondiaux. On peut aussi engager des
entreprises pour la mise en valeur des terres, l’irrigation, etc. On peut
sous-traiter. L’avantage de l’agriculture, c’est qu’à partir du moment où vous
commencez à semer, vous récoltez au bout de quelques mois et les retours sur
investissement sont plutôt rapides. À mesure qu’on dégage ses résultats on les
réinvestit en même temps. Et la sécurité alimentaire est un devoir de tous les
pays et de toutes les institutions financières internationales.
Pouvez-vous nous expliquer le projet de Bellara, pour
lequel le gouvenrment a préféré des investisseurs qataris ?
Le projet a finalement été accordé à des Qataris. Cevital avait pourtant déposé
le dossier au Conseil national des investissements, qui l’avait approuvé, trois
ans avant les Qataris. Nous avions l’intention de mener un projet de 5,5
millions de tonnes d’acier sous toutes ses formes. Que ce soit pour l’automobile
ou toute autre utilisation industrielle. Quand j’ai été voir le ministre de
l’Industrie de l’époque, la moitie avait été attribuée aux qataris, l’autre
moitié à Renault. Puis Renault s’est désengagé. Nous avons donc demandé au
nouveau ministre de nous donner le reste. Il a refusé. Je n’explique pas ce
refus de l’État.
Si on ne remplace pas le mot méfiance par le mot confiance, le pays ne pourra
jamais s’en sortir.
Je vous dirais que malheureusement, nous vivons dans une organisation méfiante.
Et l’organisation méfiante crée le malaise. Le malaise fait fuir les
responsabilités. La fuite des responsabilités crée la bureaucratie, ce qui
inhibe la créativité, sclérose l’organisation… Et on va droit dans le mur. Si on
ne remplace pas le mot méfiance par le mot confiance, le pays ne pourra jamais
s’en sortir. Il faut instaurer la confiance. Il faut faire confiance aux
opérateurs privés pour créer des emplois, de la richesse.
Pourquoi favoriser un opérateur étranger ?
C’est anormal, et d’ailleurs je ne vous cache pas que c’est suite à cela que
nous avons décidé d’aller à l’étranger. Quand nos projets ne dépassent pas 15
millions d’euros, nous pouvons investir sans demander l’autorisation de l’État ;
au-delà de cette barre, nous sommes obligés de demander une autorisation. C’est
ce qui devient frustrant pour nous. Il faut demander l’autorisation pour créer
des emplois, de la richesse, et encore, on n’est pas sûr de l’obtenir. Ce n’est
pas aberrant ? Pourtant, nous avons de grands projets dans la chimie, la
sidérurgie, la cimenterie (10 cimenteries en projet). Nous avons encore d’autres
projets dans l’agroalimentaire, des projets qui nous permettraient d’exporter
90% de notre production vers l’Europe et le reste de l’Afrique.
Quelles sont les raisons du blocage ?
Soit nous sommes bloqués par le foncier soit nous sommes confrontés à un
problème d’autorisation purement administratif. Sachant que le potentiel
algérien n’est absolument pas exploité au maximum. On nous propose quelques
milliers d'hectares, mais c'est tout à fait insuffisant. Prenons l’exemple de la
betterave sucrière : pour mettre en place une usine de taille mondiale, il faut
au moins 100 000 hectares de culture pour l’alimenter car vous ne pouvez pas
planter toujours la même culture chaque année sur la même terre. Vous êtes
obligés d’alterner. Telle année vous plantez de la betterave sucrière, l’année
d’après vous plantez du blé, etc. On peut arriver à un rendement 80/100 tonnes à
l’hectare. Si vous le faites artisanalement, 30 tonnes à l’hectare. Il faut donc
industrialiser. Les grandes sucreries consomment jusqu’à 24 000 tonnes de
betteraves par jour. Vous devez arracher pratiquement 1400 hectares par jour.
Quand vous arrachez telle ou telle récolte, vous pouvez mettre une autre et
faite tourner vos terres, etc. Une grande sucrerie coûte entre 400 et 500
millions de dollars. Si vous n’avez pas d’approvisionnement sécurisé par
vous-même, vous risquez de ne pas la faire tourner. Vous pouvez bien entendu
sous-traiter une partie de la production, mais vous devez assurer un minimum par
vous-même.
Aujourd’hui, si on veut des produits de qualité au moindre coût, il faut
mécaniser et travailler d’une manière scientifique.
Quelle importance l'Afrique doit-elle accorder à la
croissance inclusive ?
Je vais vous dire une chose, surtout, surtout, surtout, il faut essayer d’abord
d’avoir des avantages comparatifs. Il faut savoir que nous ne sommes pas seuls
au niveau mondial. Aujourd’hui, si on veut produire des produits de qualité au
moindre coût, il faut mécaniser et travailler d’une manière scientifique.
Maintenant, là où nous pouvons créer des emplois c’est en investissant dans la
transformation. Revendre les matières premières telles qu’elles ne crée pas
d’emplois. Ce ne sont pas les pays dotés en matières première qui deviennent
riches, ce sont ceux qui les transforment. Prenons l’exemple de la pétrochimie,
au sein de nos projets. Le propane est vendu entre 600 et 700 dollars la tonne,
le propylène, 1000 dollars, le polypropylène, 1800 ; transformé en valise ou en
tissu, vous le vendez entre 3 000 et 5000 dollars la tonne. Si vous transformez
une partie en couches culottes jetables pour bébé, le prix monte à 10 000
dollars la tonne. En tissu non-tissé pour les tenues jetables des chirurgiens
cela monte jusqu’à 15 000. Ce sont les différentes transformations qui vont
créer de la valeur ajoutée et des emplois. C’est la même chose pour le coton :
une tonne vaut 2000 dollars. Un t-shirt à 100g vaut un dollars, donc 10 000
dollars la tonne. Le meilleur moyen de répartir la richesse au niveau de la
population, c’est à travers les emplois et les salaires.
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Source: Jeuneafrique.com
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