Amadou Kane, Jean-Louis Billon et Alamine Ousmane Mey,
trois patrons devenus ministres.
C'est une tendance qui se répand en
Afrique : de plus en plus de ministres sont issus du milieu des affaires.
Pourtant, du risque de conflit d'intérêts à la pression médiatique, les pièges
ne manquent pas.
En Tunisie, sous l'ère Ben Ali, les patrons étaient écartés du pouvoir et ne
devaient leur salut - et bien souvent leur fortune - qu'à leur neutralité ou,
mieux encore, à leur soutien sans faille au régime en place. Signe que les temps
changent, au lendemain de la révolution de 2011, c'est à un banquier, Jalloul
Ayed, qu'a échu le ministère des Finances. Donald Kaberuka, président de la
Banque africaine de développement, à Tunis, le dit lui-même : « La gestion d'un
État ne peut plus être accaparée par un petit nombre de personnes. Il faut
s'ouvrir, aux dirigeants d'entreprises comme à la société civile. L'important,
c'est de trouver les meilleurs, tout simplement. »
Et la tendance lui donne raison : depuis quelques années, les ministères
africains se garnissent de personnalités issues de la sphère économique, grands
patrons aux carrières remarquables, businessmans dont la réussite - notamment
financière - est un exemple pour nombre d'Africains... Un changement d'époque et
de mentalités qui répond d'abord à une attente de la base : les citoyens
deviennent davantage sensibles à la culture du résultat. Déçus par les promesses
sans lendemain, échaudés, aussi, par les affaires et l'avidité des hommes
politiques au détriment de l'intérêt général, ils ne croient plus aux grands
discours. En d'autres termes : ils tournent le dos à la politique politicienne.
Abdoul Mbaye, Premier ministre du Sénégal, homme d'affaires et ancien directeur
de CBAO (filiale locale du marocain Attijariwafa Bank), ne s'y est pas trompé en
choisissant un autre banquier, Amadou Kane, pour diriger le ministère de
l'Économie et des Finances, et un patron de presse, Youssou N'Dour, pour le
ministère du Tourisme et des Loisirs - même s'il est plus connu pour être le roi
du mbalax.
En Côte d'Ivoire, le patron du groupe Sifca (huile de palme), Jean-Louis Billon,
s'est vu confier les rênes du ministère du Commerce, de l'Artisanat et de la
Promotion des PME. Raymond Ndong Sima, Premier ministre gabonais, fut PDG de la
Compagnie forestière du Gabon et directeur général de Hévégab. Enfin, l'ancien
directeur général d'Afriland First Bank, Alamine Ousmane Mey, est aujourd'hui
ministre des Finances du Cameroun...
Tourbillon
À l'aise financièrement - pour ne pas dire très riches - après avoir mené des
carrières aux plus hautes responsabilités, ces patrons devenus ministres
seraient moins attachés à remplir leur compte en banque qu'à mener leur pays sur
la voie de la réussite. De plus, pour le politologue sénégalais Abdou Lô, « ce
sont des profils habitués à trouver des solutions concrètes à des problèmes
aigus et, n'étant pas des hommes politiques, ils ne rentrent pas dans les
batailles de succession, ne sont pas intéressés par l'appareil ».
Se jeter dans l'arène politique comporte néanmoins des risques. Récemment,
Abdoul Mbaye a été pris dans le tourbillon de l'affaire Hissène Habré. Accusé
d'avoir blanchi l'argent de l'ancien dictateur tchadien lorsqu'il était patron
de CBAO, malmené, aussi, par des adversaires politiques, de l'opposition ou de
son propre camp, il lui aura fallu du temps pour sortir de son mutisme,
exacerbant d'autant plus les suspicions de la presse et de la société civile.
« Dans le privé, on communique quand on a des résultats, relève Jean-Louis
Billon. En politique, on doit répondre chaque fois qu'on est interpellé. »
Autre sujet sensible : les conflits d'intérêts qui pourraient naître. Au
Cameroun, les ministres sont contraints par la loi de ne pas avoir d'intérêts
dans le privé, mais tel n'est pas le cas partout. N'est-il pas tentant, pour
l'actionnaire principal de Sifca, de favoriser, grâce à ses relations, les
filiales de son groupe lors d'un appel d'offres ? La présence de Movis,
entreprise détenue notamment par la famille Billon, parmi les groupements
sélectionnés pour la concession du second terminal à conteneurs du port
d'Abidjan, peut légitimement susciter des interrogations... « Je ne suis pas aux
commandes, et le processus avait été lancé avant ma nomination », se défend
Jean-Louis Billon.
De même, l'actionnaire majoritaire du groupe de presse Futurs Médias, au
Sénégal, n'est-il pas tenté d'orienter la plume de ses journalistes en faveur du
gouvernement ? « Youssou N'Dour a laissé la gestion de son groupe à son
directeur général, Mamadou Ibra Kane, et à son directeur général adjoint, son
fils aîné Birane N'Dour, avant même d'entrer en politique », assure Mame Sira
Konaté, ancienne journaliste de Futurs Médias et aujourd'hui chargée de
communication du ministre. « Je ne l'ai jamais vu, même lorsqu'il était encore
en poste, intervenir sur la ligne éditoriale, poursuit-elle. Le propre de Futurs
Médias est de laisser les journalistes exercer leur métier en toute liberté. »
Challenge
Facilement jetés en pâture, soumis aux décisions d'un patron - le chef de
l'État -, harcelés jour et nuit pour régler les urgences, nettement moins
payés... Pourquoi, au final, ces businessmans acceptent-ils un tel poste ? « Le
challenge de changer réellement les choses et de montrer ce qu'on est capable de
faire, plutôt que de critiquer sans agir, estime Abdou Lô. Et puis, l'appel du
pouvoir est enivrant, ne l'oublions pas. »
En outre, le risque de briser sa carrière est assez faible, tous se recaseront
facilement. « Je pourrai faire autre chose après sans problème », assure Amadou
Kane. En Tunisie, Jalloul Ayed, qui a quitté le gouvernement fin 2011, a depuis
été nommé au conseil consultatif de la société Sky Petroleum et a mis sur pied
un fonds d'investissement ciblant des projets à haute valeur technologique.
Ministre un jour, patron toujours.
De Washington à Paris, un phénomène mondial
Coopter des patrons à des postes stratégiques au sein des gouvernements : la
pratique existe depuis plusieurs années en Europe. Le cas du Suisse Johann
Schneider-Ammann, chef du département fédéral de l'Économie, en est un illustre
exemple. Avant d'entrer en politique en 2010, l'homme était un capitaine
d'industrie possédant des intérêts dans près de 23 entreprises, du groupe
familial Ammann à l'horloger Swatch.
Aux États-Unis, en 2006, George Bush avait choisi Henry Paulson, figure
historique de la banque d'affaires Goldman Sachs, comme secrétaire du Trésor. En
France, Christine Lagarde était quant à elle à la tête du cabinet d'avocats
Baker & McKenzie avant d'intégrer le gouvernement de Dominique de Villepin, en
2005.
Des postes à haut risque en raison de possibles conflits d'intérêts. Ainsi, on
reproche à Henry Paulson d'avoir laissé Lehman Brothers, principal rival de
Goldman Sachs, faire faillite en septembre 2008. De son côté, Christine Lagarde
a été contestée, en 2011, lorsque la banque publique Oséo, dépendant de son
ministère, a investi dans une PME dont elle-même était actionnaire.
Avant elle, Francis Mer avait été le premier grand patron du privé à diriger le
ministère français de l'Économie et des Finances, de 2002 à 2004. L'artisan de
la création d'Arcelor (numéro un mondial de l'acier, devenu Arcelor Mittal) a
été salué pour avoir su réformer l'administration de Bercy, mais son style
abrupt, ses méthodes de cost-killer et son franc-parler en ont choqué plus d'un.
Toutefois, ces cas restent des exceptions. En Europe, « le phénomène inverse est
plus courant », explique Éric Vernier, chercheur spécialiste des conflits
d'intérêts à l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), à
Paris. « C'est-à-dire qu'on voit plus souvent des hauts cadres de la fonction
publique aller diriger, après leur mandat, des entreprises privées. » En France,
il y a même un nom pour ça : le « pantouflage ». Stéphane Ballong et Frédéric
Maury
Source: Jeuneafrique.com
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