Le président-directeur général d'ENI évoque la crise et analyse dans le détail les projets du pétrolier italien sur le continent.
Paolo Scaroni dirige la multinationale
italienne du pétrole ENI. © Vincent Fournier/J.A.
A 52 ans, Paolo Scaroni, le président-directeur général d’Ente Nazionale
Idrocarburi (ENI) est plutôt discret. D’un naturel enjoué sans être familier,
polyglotte, cultivé, amateur de théâtre, ce capitaine d’industrie italien dirige
un empire qui a réalisé un chiffre d’affaires de près de 109 milliards d’euros
en 2008, dont 10 milliards de bénéfices. Le groupe, qui réalise 60 % de ses
activités dans les hydrocarbures en Afrique, connaît une progression importante
à coups de rachats d’entreprises et d’obtentions de concessions. Héritier de la
philosophie du fondateur, Enrico Mattei, qui a été l’un des artisans de la fin
du monopole des sept sœurs (les majors américaines et anglaises) et a milité
pour les indépendances africaines, Paolo Scaroni propose aux chefs d’État du
continent un partenariat original. Outre les explorations et la production, cet
ancien dirigeant d’Enel, l’entreprise nationale d’électricité, construit des
centrales électriques alimentées par les rejets gaziers et développe les
biocarburants. Une politique qui ne souffre d’aucune contestation en Italie, où
tout ce qui touche à ce grand groupe public est par essence sacré.
Quelles sont les conséquences de la crise sur le secteur
pétrolier ?
Paolo Scaroni : Contrairement à ce qu’on pense, le prix du baril n’est
pas si faible. En 1999, le cours était de 9 dollars. Il est actuellement cinq
fois plus élevé. L’aluminium a suivi la même progression, l’acier est 20 % plus
cher qu’à l’époque, le cuivre deux fois plus. Il faut donc bien distinguer les
effets d’annonce de la réalité des chiffres. Environ 90 % des projets pétroliers
dans le monde ont un coût d’extraction inférieur ou égal à 15 dollars. Le
problème est donc plus sur la marge que les pays et les compagnies souhaitent
réaliser.
Vos résultats sont tout de même en forte baisse (de 36,3 %
au premier semestre 2009) !
Oui, la baisse des cours se répercute directement sur nos résultats. Mais la
plupart des grandes compagnies intègrent les évolutions du marché. Nos projets
d’investissement sur le long terme sont basés sur un cours moyen d’environ 50
dollars. En début d’année, le baril est descendu à 40 dollars. Aujourd’hui
(NDLR : le 14 mai), le cours est de 57 dollars. Nous sommes donc dans la bonne
fourchette de prix.
Cela ne remet-il pas en question les projets coûteux,
notamment dans l’offshore profond ?
En général, ce sont les pays qui demandent de suspendre ces programmes car
l’Opep a réduit leurs quotas d’exportation. L’Arabie saoudite n’a pas besoin
d’utiliser la totalité de sa capacité pour couvrir les besoins du marché. Le
Nigeria et l’Angola pourraient également se demander s’ils ont un intérêt à
continuer à ouvrir leur périmètre. On s’attend aussi à des retards pour des
programmes d’exploration dans l’ultraprofond, les sables bitumeux ou dans la
zone Arctique. Néanmoins, la plupart des majors poursuivent leurs
investissements en s’inscrivant dans une perspective de relance de l’économie
mondiale et de hausse de la consommation en Asie.
Vous revendiquez la place de premier producteur en
Afrique…
Oui, nous sommes bien les premiers avec une part de marché de 1 million de
barils-équivalent pétrole (bep, incluant le pétrole et le gaz) par jour. Nous
sommes le premier producteur étranger en Égypte, en Libye, en Algérie et en
Tunisie. Nous sommes également présents au Nigeria, en Angola, au
Congo-Brazzaville, au Gabon et au Maroc. Nous venons d’entrer au Ghana et nous
menons des activités importantes d’exploration avec la Sonatrach dans le Sahara,
au Mali, et dans l’offshore très profond du bassin de Rovuma dans le nord du
Mozambique. Le groupe emploie 20 000 personnes sur l’ensemble du continent.
Quelles sont vos réserves ?
Nous avons 5 milliards de barils de réserves sur le continent, dont de très
importantes ressources en Libye. Si l’on prend en compte la part que nous
exploitons pour des tiers, nous extrayons 1,8 million de barils par jour et nous
dépasserons les 2 millions en 2011 contre moins de 1 million il y a dix ans. Un
exemple : notre production en Libye est de 700 000 barils par jour (b/j), mais
seulement 300 000 nous reviennent.
Avez-vous des projets d’acquisition en vue ?
Nous ciblons les petites compagnies qui opèrent sur nos marchés traditionnels.
Nous avons acquis les britanniques Lasmo, Burren Energy, British Borneo, et plus
récemment le canadien First Calgary Petroleums, qui opère en Algérie. Nous
rachetons aussi des permis d’exploitation comme ceux du français Maurel & Prom.
Vous avez des liens très forts avec l’équipe du président
Bouteflika. Enrico Mattei, fondateur d’ENI, ne soutenait-il pas déjà
l’indépendance de l’Algérie à la fin des années 1950?
C’est vrai. Nous ne nous sommes jamais désengagés, même aux heures les plus
tragiques du pays. Avec les investissements actuels, on devrait augmenter notre
production – 100 000 b/j – de 20 % à 30 % d’ici à trois ans. Nous sommes
associés à Sonatrach, à qui nous achetons également du gaz. En 2008, nous avons
donné un chèque de près de 8 milliards d’euros pour 27 milliards de m3, ce qui
fait de nous, de loin, leur premier client. Ce gaz est acheminé depuis plus de
vingt-cinq ans via un gazoduc baptisé du nom d’Enrico Mattei, qui passe par la
Tunisie.
ENI s’est fait connaître en Afrique en signant en 1955 un
contrat attribuant à l’Égypte 75 % des revenus pétroliers alors que toutes les
grandes majors ne dépassaient pas 50 %. Êtes-vous toujours présents ?
ENI a découvert le premier gisement de Belayim dans le Sinaï en 1955 qui est
toujours la plus importante réserve de pétrole aujourd’hui, même si la
production est en déclin. Nous avons réalisé une autre importante découverte
gazière à 6 500 m de profondeur début 2008 dans le delta, à 50 km au nord de
Damietta, que nous partageons, à parts égales, avec British Petroleum. ENI
produit actuellement quelque 235 000 b/j, poursuit ses recherches et monte une
usine de traitement de GNL \[gaz naturel liquéfié].
Est-il exact que vous avez été l’un des artisans de
l’accord italo-libyen d’août 2008 prévoyant la repentance et le dédommagement de
votre pays à l’égard de votre ancienne colonie ?
En juin 2008, après un an de négociations, nous avons signé un accord avec la
Libyan National Oil Corporation qui proroge notre droit d’exploitation du
pétrole et du gaz jusqu’en 2047 et entérine le lancement de nombreux projets de
valorisation gaziers et d’exploration pour 28 milliards de dollars. Nous allons
investir 10 milliards dans la construction du premier complexe de production de
GNL dans les cinq prochaines années. Il est évident qu’un tel accord ne pouvait
intervenir entre nos deux compagnies sans un cadre pacifique et amical. Je me
suis donc impliqué personnellement dans la conduite de cet accord historique.
Nos relations avec le président Kaddafi sont bonnes. Il se rendra pour la
première fois de sa vie en Italie en juin pour assister au G8 en Sardaigne, et
il est dans l’intention des Libyens de renforcer leurs positions dans notre
capital, actuellement de 2 %, pour atteindre 5 %.
La Tunisie est un petit producteur d’hydrocarbures. Y
a-t-il des perspectives ?
La Tunisie n’a pas le potentiel de ses voisins. Notre production actuelle, soit
17 000 b/j, provient en bonne partie du gisement d’El-Borma, en fin de vie. Mais
nous avons d’autres projets de développement sur les champs de Maamoura et
Baraka. ENI et le groupe britannique BG ont également fait des découvertes
gazières sur la côte méditerranéenne.
Vous chassez sur les terres de Total, au Congo, où votre
production augmente sensiblement…
La plupart des compagnies exploitent des gisements offshore dans les pays du
golfe de Guinée. Nous avons un intérêt pour l’onshore dont le meilleur exemple
est le gisement de M’Boundi, au Congo, qui devrait produire prochainement 60 000
b/j. Notre programme d’investissement 2008-2011 est de 3 milliards de dollars
pour une production à terme de 150 000 b/j. Il comprend la construction d’une
centrale à gaz de 450 mégawatts pour un coût global de 400 millions de dollars.
Cela permettra d’éviter le flairing (torchage) et de fournir de l’électricité
notamment pour exploiter les sables bitumeux de Tchikatanga et de Makola, dont
le coût de production est d’environ 40 dollars le baril. Enfin, nous avons
envoyé nos agronomes pour préparer la mise en place d’une usine de production de
biocarburants à partir du palmier à huile sur une superficie de 70 000 hectares
non exploités dans le Niari, dans le Nord-Ouest. Il y a assez pour produire
340 000 tonnes par an d’huile de palme, soit assez pour couvrir la demande
alimentaire et la production de 250 000 tonnes de biocarburants.
Sentez-vous la volonté du président Sassou Nguesso
d’ouvrir les périmètres à la concurrence ?
Le Congo a-t-il les réserves en hydrocarbures pour accueillir de nouvelles
compagnies ? Ce n’est pas sûr. Il y a déjà Total, Shell et nous-mêmes.
Le Nigeria présente des opportunités intéressantes pour la
transformation du gaz en électricité…
Les majors sont habituellement réfractaires à l’idée de produire de
l’électricité car elles considèrent que ce n’est pas leur business. Avec le
pétrole, vous exploitez, vous vendez et vous touchez des dollars. Avec une usine
électrique, vous êtes payé en monnaie locale et vous devez vous soustraire aux
fluctuations de prix imposés par les autorités. Nous pensons que l’on ne peut
pas travailler en Afrique sans aider les gouvernements dans leur politique de
fourniture énergétique. Nous avons construit une grande usine d’électricité de
480 mégawatts à partir du gaz au Nigeria. Le président Yar’Adua m’a réaffirmé
qu’il appréciait cette collaboration. Cela facilite nos relations sur les autres
projets pétroliers. Je lui ai d’ailleurs promis d’investir prochainement 500
millions de dollars dans une deuxième usine de la même capacité.
Comptez-vous participer au projet de gazoduc Trans-Saharan
Gas Pipeline (TSGP), qui doit relier le Nigeria à l’Europe via le Niger et
l’Algérie ?
Ce projet est piloté par la Sonatrach et la Nigerian National Petroleum
Corporation \[NNPC]. Il nous intéresse d’autant plus que nos équipes possèdent
la technologie de transport à haute pression nécessaire au développement de ce
pipeline. Nous discutons actuellement avec le ministre algérien Khelil et le
président nigérian, Yar’Adua, des modalités de notre participation.
Que pensez-vous de la montée en puissance de l’Angola ?
Les droits d’entrée ont augmenté… Nous avons misé une somme folle : 900 millions
de dollars pour le bloc 15/06 dans l’offshore profond. Mais ce permis possède un
très gros potentiel que nous explorons actuellement. Notre production doit
passer de 126 000 b/j en 2008 à 150 000 en 2010. Nous avons également promis de
construire une centrale électrique qui sera opérationnelle en 2011 et de
développer les biocarburants dans le Nord.
Vous avez acquis six nouvelles licences d’exploration au
Gabon, où la production décline sensiblement…
C’est un pari. Notre équipe de M’Boundi au Congo va mener les recherches sur ces
permis portant sur six blocs de plus de 7 300 km2 dans l’offshore et l’onshore.
Pensez-vous que les pays africains vont s’engager de plus
en plus sur le chemin de la nationalisation comme le Venezuela ou l’Algérie ?
Non, ce n’est pas l’impression qu’ils me donnent. Au contraire, ils ont tendance
à s’ouvrir de plus en plus vers les partenaires étrangers.
Craignez-vous l’arrivée des compagnies des pays émergents
comme la Chine, l’Inde ou le Brésil ?
Ils ne sont pas vraiment présents, exceptés peut-être les Chinois, au Soudan.
Ils prennent effectivement des licences mais ne sont pas encore entrés dans une
phase d’exploitation intensive. Nous n’avons pas de projets de collaboration en
vue.
On dit qu’ENI est un véritable État dans l’État en Italie,
plus encore que Total en France…
C’est faux. Nous ne nous substituons pas au ministère des Affaires étrangères en
Chine, au Brésil ou ailleurs. Mais il est vrai que dans certains pays d’Afrique,
comme au Congo, nos cadres sont plus connus que nos diplomates. Il est vrai
aussi que lorsque l’équipe du président Berlusconi me demande de participer à
des rencontres avec des chefs d’État africains, j’accepte. C’est aussi vrai dans
le sens inverse. L’État nous appuie quand nous en avons besoin.
Source:Jeuneafrique
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