En marge du sommet Afrique-France, le nouveau président du groupe pétrolier nous a accordé un entretien sur les relations de la première entreprise française avec le continent. Sans esquiver les questions qui dérangent...
En succédant à Thierry
Desmarest, le 21 mai, Christophe de Margerie, 58 ans, se retrouve seul aux
commandes du cinquième pétrolier mondial. Le « big boss » a une longue
expérience de l’Afrique. D’abord le Maghreb, à travers ses yeux d’enfant
(petit, il a vécu en Algérie et au Maroc), puis l’Angola en 1980, en tant
que professionnel, six ans après son arrivée chez Total. Le pays lusophone
fait aujourd’hui partie des principaux développements du groupe, derrière le
Nigeria. « Oui, je connais bien l’Afrique, et elle change », assure ce fils
de bonne famille. Faux air de dandy anglais décontracté à la moustache
atypique, il se révèle intraitable sur les sujets brûlants avec un
franc-parler qui détonne dans ce milieu policé. Congos, Ouganda, Soudan,
Algérie, BP, fiscalité… Christophe de Margerie aime à rappeler que Total est
« surtout le premier investisseur en Afrique ».
JEUNE AFRIQUE : Vous avez rencontré beaucoup de
dirigeants africains pendant le sommet Afrique-France de Nice. Quel était
leur état d’esprit ?
CHRISTOPHE DE MARGERIE : Ils avaient visiblement l’air heureux d’être
là. J’ai rencontré ce matin [le 31 mai, NDLR] les présidents du Nigeria,
Goodluck Jonathan, et du Congo, Denis Sassou Nguesso, ou encore Jean Ping
[le président de la Commission de l’Union africaine, NDLR]. Je crois qu’il y
a une nouvelle donne. La Françafrique a disparu. C’est la relation entre
l’Afrique et l’Europe qui prime maintenant, avec la France qui conserve un
rôle particulier à jouer en tant que partenaire historique. Nicolas Sarkozy
a d’ailleurs fait passer un message très européen, et surtout africain :
l’Afrique n’est pas un sous-continent, ce n’est pas un endroit où on vient
impunément pêcher, extraire du pétrole ou des minerais.
Accusés de venir piller les ressources africaines, les
pétroliers n’ont pas une très bonne image. Comment comptez-vous
l’améliorer ?
Nous avons affaire à des crises récurrentes de nationalisme et, parce que,
effectivement, dans de nombreux pays, le niveau de vie n’est pas à la
hauteur des attentes, il naît un ressentiment envers les étrangers, vus
parfois comme des profiteurs qui viennent se servir. Nous devons être
attentifs à ce sentiment et nous faire accepter, en nous inscrivant
réellement dans la vie locale. Par exemple, le président nigérian me parle
toujours des « IOCs » [International Oil Companies – comprendre « les
étrangers », NDLR], ce à quoi je m’amuse à lui répondre que, depuis le temps
que nous sommes présents au Nigeria, je me sens nigérian. Qu’il appelle les
autres compagnies les IOCs, et nous Total !
Il y a une tendance mondiale à vouloir mieux encadrer
les bénéfices réalisés par les multinationales, à rendre plus transparents
les transferts d’un pays à un autre. Quelle est votre position face à ce
haro sur les compagnies mondiales telles que la vôtre ?
Si nous avons des pratiques illégales, qu’on nous condamne en justice ! À
quoi cela sert d’avoir des comités d’audit, d’éthique, etc. ? La vraie
transparence est de savoir si nous sommes respectueux du droit ou pas. Par
ailleurs, nous avons un bénéfice consolidé auprès du fisc en France. Tout ce
qui est payé dans les pays dans lesquels nous opérons est retraité en
fiscalité française. Le ministère des Finances dispose de toutes les
informations. A-t-on besoin de mettre tous ces chiffres entre les mains de
nos concurrents ? Je ne le pense pas. Au bout d’un moment, cela n’est plus
de la transparence mais du voyeurisme.
Pensez-vous, comme Nicolas Sarkozy l’a dit un jour,
que la France n’a pas besoin de l’Afrique ?
Total a économiquement besoin de l’Afrique. Nous sommes non seulement la
première entreprise de France, mais aussi, et surtout, le premier
investisseur français en Afrique. Et Total a beaucoup plus d’intérêts en
Afrique qu’en France.
Toutes les majors revoient leur positionnement en
Afrique, notamment en quittant le secteur de la distribution [aval] et en se
recentrant sur leurs activités d’exploration et de production [amont].
Quelle est votre position ?
En tant que distributeur, nous sommes présents dans 40 pays sur le
continent. Goodluck Jonathan me demandait d’ailleurs : « Vous n’allez pas
partir, vous ? Comme tous les autres ? » Je ne vois pas pourquoi Total
quitterait l’aval, complémentaire de l’amont. L’aval fait partie de notre
métier. Avec les années, nous avons acquis un savoir-faire qui nous permet
d’être là où d’autres ne peuvent plus être, n’ayant plus la taille critique
nécessaire. Cela étant dit, l’exploration-production demeure notre premier
axe de développement. L’amont est donc une priorité. Nous sommes présents
dans quasiment tous les pays pétroliers d’Afrique. Le continent, qui
représente 25 % de la croissance de nos réserves de brut de ces dix
dernières années, contient environ un tiers de nos réserves, avec autour de
3,6 milliards de barils fin 2009, et fournit près d’un tiers de la
production du groupe. Et cela continue de croître. Même si la mer du Nord
reste encore le plus gros secteur de production de la maison, l’Afrique est
la partie du monde où nous avons le plus progressé ces dernières années.
Être français aide-t-il en Afrique ?
Ce n’est pas le fait d’être français qui compte ; c’est de comprendre les
attentes des pays dans lesquels nous intervenons. La question n’est plus de
savoir ce que nous voulons et de le leur imposer. Mais bien de savoir ce
qu’ils veulent et de voir comment on peut le leur apporter. Du
gagnant-gagnant ! De toute façon, on doit pouvoir jouer la carte économique
indépendamment du politique. La meilleure preuve, c’est que nous sommes
arrivés à travailler avec des pays en conflit, comme l’Irak et le Koweït.
Mais évidemment, quand les relations politiques entre la France et les pays
où nous travaillons sont bonnes, on ne s’en prive pas.
En Algérie, où les relations avec la France sont
compliquées, ou au Soudan, où la situation politique n’est pas claire,
comment vous comportez-vous ?
Dans des pays comme l’Algérie, nous avons un vrai plus : certes, nous sommes
français, mais nous sommes d’abord un partenaire « historique ». Au Soudan,
c’est vrai que nous ne sommes pas pressés, car les conditions de sécurité
sont encore précaires. Pour autant, on ne souhaite pas arrêter. Si on ne
peut pas appliquer notre code de conduite, ce n’est pas la peine d’y aller.
Quand on est présent dans un pays, avec des investissements lourds qui
courent sur vingt ou trente ans, il faut assumer ses responsabilités. Au
même titre qu’on ne peut répondre à toutes les demandes des ONG, on ne peut
accepter toutes les exigences des gouvernements. Nous ne sommes pas aux
ordres.
Comment Total résiste-t-il face à la concurrence des
Bric [Brésil, Russie, Inde, Chine] en Afrique ?
Certains arrivent, d’autres partent. Par exemple, le brésilien Petrobas se
retire doucement d’Afrique. Non pas qu’il ait échoué, mais il a un tel
potentiel chez lui qu’il se concentre désormais sur son propre
développement. Il y a bien sûr les Chinois, dont on parle tant. On ne peut
pas les éviter. Notre politique est de les associer le plus possible, même
si nous restons concurrents. D’ailleurs, les pays africains préfèrent
traiter avec des consortiums plutôt qu’avec un partenaire unique. Nous
sommes ainsi partenaires de Cnooc [China National Offshore Oil Corporation]
au Nigeria.
Vous venez de le devenir aussi en Ouganda pour des
permis d’exploration et de production sur le lac Albert, aux côtés du
britannique Tullow Oil. Où en êtes-vous des négociations avec Kampala ?
Tout a été dit par l’opérateur, Tullow Oil. Cet accord existe bien, puisque
nous avons trouvé un terrain d’entente avec eux et Cnooc. Mais nous
l’annoncerons officiellement le jour où il sera confirmé par les autorités.
L’aboutissement de vos projets au lac Albert sera-t-il
l’occasion d’ouvrir des négociations pour le développement de puits en RD
Congo ?
Pour l’instant, restons prudents. Tout ça prend énormément de temps. On se
concentre sur l’Ouganda, qui, comme vous le savez, n’est pas un pays de bord
de mer. L’export de la production devra passer par la Tanzanie ou par le
Kenya, ce qui demandera de longues discussions. Après, si ça peut déboucher
sur d’autres contrats dans la région, pourquoi pas.
Quels autres projets avez-vous en Afrique ?
L’aboutissement des négociations avec Cnooc a donné lieu au développement du
bloc Akpo, au large du Nigeria, qui produit déjà. Il y aura aussi Ofon 2 et
Egina, et d’autres projets suivront dans ce pays. Une grosse partie de notre
budget d’investissements est effectivement engagée au Nigeria. C’est un
énorme programme d’environ 2 milliards de dollars par an.
En Angola, on poursuit le développement des blocs 14 et 17, et nous avons
réalisé des découvertes récentes sur les blocs 15/06 et 32. Le projet de
Pazflor [1 200 m de profondeur, NDLR] entrera en production en 2011, et le
lancement de Clov sera décidé dans les mois à venir.
Enfin, le Congo connaît un rebond en termes de nouveaux développements, avec
des découvertes sur le permis de Moho Bilondo, et la mise en service d’un
autre projet de développement en 2011.
Le Nigeria réforme profondément son secteur pétrolier.
Craignez-vous les dispositions de cette nouvelle loi pétrolière, appelée PIB
[Petroleum Industry Bill] ?
Il y a effectivement quelques incertitudes liées à cette loi. Nous devrons
avoir une discussion avec la nouvelle ministre du Pétrole, Diezani
Allison-Madueke, avec qui je me suis longuement entretenu à l’occasion de ce
sommet. J’ai dit au président que, en France, PIB veut dire produit
intérieur brut, et je lui ai dit que j’espérais qu’au Nigeria ça voulait
aussi dire croissance. En tout cas pour nous…
Beaucoup critiqué sur son manque de transparence,
Shell a décidé de publier ce qu’il a versé en royalties au Nigeria entre
2005 et 2009, accusant les autorités de ne pas en faire bénéficier toute la
population. Total pourrait-il envisager de faire la même chose ?
En publiant ce genre d’informations, on répond à la pression de certaines
ONG. Ce qui ne nous dédouane pas de nos responsabilités. Il y a des lois que
nous devons respecter, et nos comptes sont connus de tout le monde. Il n’est
pas très difficile d’estimer, à 10 millions d’euros près, le montant de nos
revenus. Nous sommes plus favorables aux actions de l’Extractive Industries
Transparency Initiative [Eiti, qui encourage la bonne gouvernance par la
publication systématique des revenus issus de l’exploitation du pétrole, du
gaz et des mines par les États, NDLR] qu’à l’initiative Publish What You Pay
[PWYP, une coalition d’ONG qui pousse à la transparence sur l’exploitation
des richesses, NDLR]. Il nous paraît plus utile d’encourager les États à
changer de comportement plutôt que de le faire à leur place.
Y a-t-il une malédiction du pétrole en Afrique ?
Ce pauvre pétrole n’y est pour rien ! Le sujet est la gouvernance, pas le
pétrole. En Afrique, ce sont des comportements qui sont en cause. Et ça ne
vaut pas que pour les Africains, mais pour tous les maillons de la chaîne.
Aujourd’hui, les choses sont beaucoup mieux gérées, même si cela peut encore
s’améliorer. Mais je suis triste pour ceux qui pensent que les gens sont
plus heureux sans pétrole. C’est tout simplement faux.
Les États-Unis sont secoués par la fuite gigantesque
de la plateforme de Deepwater Horizon, dans le golfe du Mexique. Une telle
catastrophe peut-elle se produire en Afrique ?
La plupart des nouvelles découvertes, au Congo ou au Nigeria, par exemple,
sont faites dans l’offshore profond, comme la découverte qu’était en train
de faire BP dans le golfe du Mexique. Toutes les mesures sont prises pour
que ce genre d’accident n’arrive pas, même si, par définition, le risque
zéro, ça n’existe pas.
Mais BP semble totalement impuissant face à cette
fuite. Les pétroliers ont-ils une solution ?
Par 100 ou 200 m de profondeur, on reste dans le domaine du connu. Mais par
1 500 m, c’est de la haute technologique. C’est un peu comme de marcher sur
la Lune ! Le monde entier critique BP. Mais le seul objectif aujourd’hui
devrait être d’arrêter la fuite. Nous devons tous être derrière BP – à
commencer par les gouvernements. Exxon, comme nous, s’attache à trouver des
solutions.
Allez-vous être amené à revoir la sécurité de vos
plateformes ?
J’ai discuté avec le président congolais, Denis Sassou Nguesso, de ce que
nous pourrions faire pour éviter une telle catastrophe. Plutôt que
d’attendre qu’on nous impose un nouveau cadre de travail, il faut une
réponse des pétroliers. Nous devons en particulier procéder à un état des
lieux et voir s’il y a des mesures spécifiques à prendre sur nos plus
anciennes plateformes.
Le comité exécutif de Total a, de son côté, décidé de mettre en place deux
task forces. L’une est chargée de vérifier la qualité de nos opérations de
forage. L’autre de s’assurer que les mesures à prendre à la suite d’une
pollution de ce genre sont bien en place.
Le parc de Total comprend-il de vieilles plateformes
non entretenues ?
Il y a probablement de vieilles installations à rénover. Mais ce ne sont
certainement pas les plus à risques, car elles ne sont pas dans l’offshore
profond. Depuis longtemps, chez Total, notre première bataille est de
surveiller les rejets en mer et les fuites. L’époque des flexibles en
mauvais état est révolue.
Fragilisé, BP a perdu quelque 18 milliards de dollars
de capitalisation à la Bourse de Londres. Une offre publique d’achat (OPA)
n’est-elle pas envisageable ?
Il est hors de question de parler du sujet. Profiter de la situation
épouvantable dans laquelle ils sont pour mener une opération contre eux
serait complètement non éthique. C’est juste impensable.
Source: Jeuneafrique.com
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