Le 6 novembre 2004, deux Sukhoi ivoiriens bombardaient une base française dans le nord de la Côte d'Ivoire, faisant dix morts. Mais pourquoi ? Qu'avait à y gagner le président Laurent Gbagbo ? Enquête sur l'un des secrets les mieux gardés de la Françafrique.
Quatre jours après le raid. C'est le mess
des officiers qui a été pris pour cible.
© Philippe Desmazes/AFP
"J'ai entrepris toutes les démarches pour avoir des explications sur ce
bombardement incompréhensible. Par qui ? Pourquoi ? Sur ordre de qui ? Mais
aucune réponse n'est possible, car il faudrait lever le secret-défense." Ces
mots sont ceux de Djamel Smaidi, et c'est à François Hollande qu'il les adresse.
Neuf ans après le raid mené par l'armée ivoirienne sur un campement de la force
Licorne à Bouaké, ce militaire rescapé, réformé pour invalidité en 2010, se bat
toujours pour connaître la vérité sur un événement que l'on peut classer parmi
les plus obscurs de la Françafrique.
La vie de Djamel, comme celle de ses compagnons en poste ce jour-là, a basculé
le 6 novembre 2004 en début d'après-midi. Deux Sukhoi 25 ont décollé de
l'aéroport de Yamoussoukro. Aux manettes, deux pilotes biélorusses (Barys
Smahine et Youri Souchkine), secondés par deux copilotes ivoiriens (le
lieutenant-colonel Ange Gnanduillet et le lieutenant Patrice Oueï). Vers 13 h
20, ils effectuent un premier passage de reconnaissance au-dessus du lycée
Descartes, où se sont installés les Français. Puis l'un d'entre eux plonge en
piqué et lâche ses roquettes sur l'objectif, un gymnase abritant le mess des
officiers. Bilan : dix morts (neuf militaires français et un civil américain) et
39 blessés.
Une enquête judiciaire est ouverte un an plus tard par le tribunal des armées de
Paris. Elle est toujours en cours. "J'accuse le pouvoir politique de l'époque
d'avoir saboté par tous les moyens cette enquête, s'emporte Jean Balan, l'avocat
de 22 parties civiles. Les victimes ne sont rien d'autre que les dommages
collatéraux d'un jeu très dangereux et mal maîtrisé de la présidence française
pour régler ses comptes avec Laurent Gbagbo." Balan, chapeau de cow-boy vissé
sur le crâne, noeud texan autour du cou et santiags aux pieds, est une figure
bien connue du tribunal des armées. Réputé tenace, ce pénaliste défend depuis
trente ans les militaires dont les droits ont été bafoués. Après des années
d'investigation, il s'est forgé des certitudes. Selon lui, les dirigeants
français (le président Jacques Chirac, Michèle Alliot-Marie, sa ministre de la
Défense, Dominique de Villepin, à l'Intérieur...) ont joué avec le feu. Selon
plusieurs témoignages de militaires et de diplomates versés au dossier
d'instruction, Paris savait parfaitement que Laurent Gbagbo avait l'intention de
reconquérir le nord du pays. Le 2 novembre, Gildas Le Lidec, l'ambassadeur de
France, et le général Poncet, le patron de Licorne, tentaient encore de l'en
dissuader. Le lendemain, c'était au tour de Jacques Chirac de décrocher son
téléphone. Réponse du président ivoirien : "Je ne peux plus tenir mes
militaires."
À Yamoussoukro, les Français suivent minute par minute le pilonnage des
positions rebelles par les deux Sukhoi et les va-et-vient de l'Antonov qui les
réapprovisionnent en munitions depuis Abidjan. Selon les pièces versées au
dossier, Paris avait obtenu du colonel Mangou, chargé des opérations militaires
à Yamoussoukro, qu'il l'informe à l'avance des cibles qui allaient être frappées
pour permettre à ses soldats de se mettre à l'abri.
Le général Poncet pense à une "bavure manipulée", Michèle Alliot-Marie dément
Alors que s'est-il passé ? Un mercenaire français au service de l'armée
ivoirienne, le pilote Jean-Jacques Fuentes, affirme que les pilotes des Sukhoi
ont été induits en erreur par une source élyséenne qui leur aurait fait croire
qu'une réunion de chefs rebelles se déroulait dans le mess des officiers. Mais
ce témoignage est sujet à caution compte tenu de l'identité du témoin. Le
général Poncet a, de son côté, formulé plusieurs hypothèses quant à l'origine du
raid, dont celle de la "bavure manipulée". "Du pur délire", selon Michèle
Alliot-Marie.
Peut-être. Mais pour Me Balan, la France devait penser qu'il n'y aurait pas de
victimes, le mess étant exceptionnellement fermé ce jour-là. S'il y a eu des
morts, c'est parce que des militaires s'étaient réfugiés sous les auvents du
bâtiment à l'approche des Sukhoi - ce que Paris, toujours selon l'avocat,
n'avait pas prévu. Mais, dans cette hypothèse, que cherchait la France ? À
justifier un coup d'État en préparation contre Laurent Gbagbo, continue Jean
Balan.
Les deux Sukhoi qui ont bombardé Bouaké, détruits à leur
tour par les Français. © Pascal Guyot/AFP
Huit Biélorusses dont l'un des pilotes arrêté au Togo
Le 7 novembre, dès le lendemain du bombardement, une colonne de blindés français
encercle la résidence de Gbagbo, dans le quartier de Cocody, à Abidjan, avant de
se replier. Les militaires affirment qu'ils se sont trompés de route,
Alliot-Marie qu'il s'agissait de protéger l'ambassade de France située juste à
côté. D'autres témoignages mentionnent la présence du chef d'état-major, Mathias
Doué, dans l'un des véhicules blindés. Aurait-il eu l'intention de renverser
Gbagbo avant de se raviser devant le nombre des pro-Gbagbo descendus dans les
rues ? Ce qui est sûr, c'est que Doué a aussitôt été limogé, et qu'après un long
exil à l'étranger il coule désormais des jours tranquilles à Abidjan.
Mais il y a plus troublant encore. De retour dans la capitale ivoirienne, les
deux pilotes biélorusses se posent sans difficulté sur les pistes de l'aéroport,
pourtant surveillé par les Français, et sont exfiltrés vers le palais de
Yamoussoukro. Dans l'après-midi, les soldats français détruisent les avions à la
hache (Paris les couvrira, mais Poncet sera vertement réprimandé par sa
hiérarchie).
À Abidjan, tout s'accélère. Des éléments de Licorne prennent l'aéroport, et
arrêtent 15 techniciens russes, biélorusses et ukrainiens chargés de l'entretien
des Sukhoi. Ils les retiennent durant quatre jours, avant de les remettre au
consul de Russie, le 11 novembre, en présence d'un délégué du Comité
international de la Croix-Rouge - le tout sur instruction de l'état-major à
Paris. "Je n'avais pas du tout envie de relâcher ces personnes, a témoigné le
général Poncet. On m'a répondu : tu exécutes !"
Cinq jours plus tard, huit Biélorusses, dont l'un des deux pilotes, sont de
nouveau arrêtés à la frontière du Togo alors qu'ils se présentent comme
"mécaniciens agricoles". Le ministre togolais de l'Intérieur, François Boko,
fait immédiatement le lien avec les événements de Bouaké et décide de les placer
en garde à vue. Son audition ne manque pas de sel. Il assure avoir appelé le
lieutenant-colonel Velseder, de la DGSE (les services de renseignements
extérieurs de la France), qui était également conseiller de Gnassingbé Eyadéma,
pour savoir s'il devait l'avertir. Son interlocuteur lui aurait répondu que sa
"direction parisienne ne l'avait pas autorisé à informer [le chef de l'État
togolais]". "Nous avons sollicité aussi le SCTIP [Service de coopération
technique internationale de police] et un autre canal au ministère de
l'Intérieur pour demander à Paris la conduite à tenir, ajoute Boko. Les
instructions étaient de ne rien faire. Devant l'attitude de la France, qui m'a
beaucoup étonné, j'ai été amené à prendre des arrêtés d'expulsion."
Interrogé lui aussi, Dominique de Villepin, à l'époque chargé de l'Intérieur, a
déclaré ne pas avoir été informé de cette affaire. Pour Alliot-Marie, il n'y
avait pas de base légale, faute de mandat international, pour interroger les
suspects. Faux, rétorque Me Balan. "L'autorité judiciaire était parfaitement en
mesure d'établir en urgence une demande d'entraide pénale internationale aux
fins de faire entendre les suspects par les autorités togolaises qui faisaient
preuve d'une bonne volonté manifeste."
D'ailleurs, les mercenaires de l'Est avaient déjà été entendus, mais par les
Forces spéciales françaises à Abidjan, si l'on en croit le général Thonier,
adjoint de Poncet à Abidjan. Des demandes de déclassification liées à
l'arrestation des mercenaires slaves ont été demandées. En partie acceptées,
leurs noms, photos, métiers figurent au dossier mais, curieusement, il n'y a
aucune trace de leurs interrogatoires, et 26 pages sont classées "secret
défense".
Et le mystère continue. Aucune autopsie n'a été réalisée sur les corps alors que
la loi en fait l'obligation en cas de crime. Réponse d'Alliot-Marie :
"L'autopsie des militaires en opération ajoute inutilement du chagrin aux
familles." En fait, les corps furent enterrés à la hâte, au point que ceux de
deux soldats furent inversés.
Une erreur réparée en 2006. L'exhumation de ces corps, pour qu'ils retrouvent
leur sépulture, a montré qu'ils avaient été jetés dans un sac mortuaire couverts
de sang, les vêtements déchirés, sans avoir été ni lavés ni habillés. "Toute
éventuelle preuve devait disparaître, en conclut Me Balan. Dans quel but ?"
Les rescapés et les familles prêts à médiatiser l'histoire
L'avocat n'a pas réussi à obtenir que Michèle Alliot-Marie soit poursuivie
devant la cour de justice de la République. La commission des requêtes a estimé
que les déclarations de "Mme Alliot-Marie ne constituaient pas une altération
volontaire de la vérité". Une aberration, pour Balan, qui a du coup envoyé un
dossier complet sur l'affaire à une soixantaine de députés et de sénateurs
français en espérant la mise sur pied d'une commission d'enquête parlementaire.
Payé par la caisse d'assurance des militaires, il n'est pas prêt à lâcher le
dossier, soumet régulièrement ses découvertes à la juge Khéris (le quatrième
chargé de l'affaire depuis le début de la procédure), et demandera prochainement
l'audition de nouveaux témoins. Parmi eux, les conseillers d'Alliot-Marie et de
Villepin, Robert Montoya, un ex-gendarme élyséen installé au Togo, qui avait
livré les deux Sukhoi à Gbagbo, puis participé à l'exfiltration des mercenaires
biélorusses. Quant aux rescapés et aux familles des victimes, ils sont de plus
en plus enclins à médiatiser leur histoire pour que la vérité éclate au grand
jour. "Ignorer ce qui s'est passé à Bouaké, c'est faire mourir nos compagnons
d'armes une deuxième fois", a prévenu l'un d'eux.
De g. à dr. : Laurent Gbagbo, au pouvoir à l'époque. Il disait ne plus pouvoir
"tenir" ses hommes.
Le général poncet, ex-patron de la force Licorne. Il n'exclut pas la possibilité
d'une "bavure organisée".
Hypothèse que Michèle Alliot-Marie, alors ministre française de la Défense, a
qualifié de "pur délire".
Quant à Jacques Chirac, ses relations avec Gbagbo étaient exécrables. © Nicolas
Jose/Sipa et Vincent Fournier pour J.A.
Le choix de Jacques
Chirac
Comment sortir de l'impasse après les événements de novembre 2004 ? Dans une
note datée du 3 décembre 2004, Michel de Bonnecorse, chef de la cellule
africaine de l'Élysée, et le général Jean-Louis Georgelin, chef d'état-major
particulier du président, proposent trois scénarios à Jacques Chirac : le
retrait du dispositif militaire Licorne ; un deal avec Gbagbo pour lui laisser
remporter les élections ; ou un renforcement de la présence onusienne pour
imposer les accords de Linas-Marcoussis et d'Accra III. C'est la troisième
option qui sera retenue par Chirac. Après avoir obtenu le feu vert des
États-Unis, la France demandera le renforcement de la mission de l'ONU pour
alléger le dispositif français à Abidjan et éviter un face-à-face avec les
forces ivoiriennes. Pourtant, la relation franco-ivoirienne restera tendue
jusqu'à la fin du mandat du président français, en 2007. "Depuis que Chirac
n'est plus là, je dors mieux", confiera Gbagbo peu après l'élection de Nicolas
Sarkozy. Lors de leur dernier entretien téléphonique, le 4 décembre 2010,
Sarkozy suggéra pourtant à Gbagbo d'accepter le verdict des urnes afin de
devenir "un héros de la démocratie". Il lui proposa aussi de lui trouver une
haute fonction dans une organisation internationale... avant de tout mettre en
oeuvre pour le faire partir.
Source:Jeuneafrique
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