Le procès de Hissène Habré, c'est en
partie grâce à elle. Même chose pour la traque des biens mal acquis. Nommée
Premier ministre le 1er septembre, Aminata Touré est passée des bras du
trotskisme à ceux du libéralisme façon Macky Sall, sans rien renier de ses
idéaux. Portrait.
Elle, une "dame de fer" ? La presse, qui abuse du cliché, en a décidé ainsi,
mais c'est presque lui faire injure. Quand la propagande soviétique utilisait
pour la première fois ce terme à propos de feu Margaret Thatcher, Aminata Touré
n'avait que 14 ans, mais depuis Kaolack, où elle a passé une partie de son
adolescence, nul doute qu'elle vomissait déjà la ligne économique libérale dont
la Britannique était à l'époque le héraut naissant.
Aminata Touré
Quatorze ans. L'âge des premiers émois
et, pour celle que les Sénégalais surnomment Mimi, des premiers flirts avec le
trotskisme. Un ami de son père (médecin) et de sa mère (sage-femme), qui
fréquentait alors de manière occasionnelle la maison familiale, se souvient
d'une fille déjà "très politisée, brillante et aux idées claires".
Après Abdoul Mbaye, le banquier sans aspérités qu'il avait nommé en avril 2012
et qu'il a démis le 1er septembre, le président Macky Sall a donc choisi, pour
occuper la primature, un profil diamétralement opposé. Une femme de caractère,
que la polémique n'effraie pas et "qui ne fait pas dans les rondeurs", selon
l'expression de l'une de ses connaissances.
Aminata Touré, 50 ans, trois enfants et deux divorces, n'est pas vraiment ce que
l'on appelle une pasionaria : trop rigoureuse pour faire preuve de populisme
quand le besoin s'en fait sentir, trop méthodique pour tomber dans le piège de
la simplification. Ceux qui l'ont croisée chez Macky Sall, juste après l'annonce
de sa victoire en avril 2012, se souviennent d'une femme à la fois distante et
chaleureuse, souriante et mesurée, qui, par sa simple présence, imposait la
retenue.
Les droits de l'homme comme engagement
Elle est de ceux, plutôt rares ces temps-ci, pour qui les idées ne sont pas une
posture ni les valeurs une variante. Certes, Trotsky ne fait plus partie de son
vocabulaire. Elle admet elle-même qu'"avec l'âge, on devient conservateur".
Certes, elle est aujourd'hui la première collaboratrice d'un président qui
revendique son appartenance à la famille libérale, et son féminisme viscéral
semble s'être éteint au moment de composer son gouvernement (sur trente-deux
membres, on compte seulement cinq femmes). Mais les droits de l'homme continuent
de représenter l'alpha et l'oméga de son engagement.
Le quatorzième Premier ministre du Sénégal indépendant (la deuxième femme après
Mame Madior Boye, qui régenta le Building administratif durant dix-neuf mois en
2001 et 2002) n'est pas du genre à renier ses idéaux, et encore moins à se
laisser marcher sur les pieds. Les Sénégalais l'ont découvert après sa
nomination au ministère de la Justice en avril 2012, au lendemain de
l'alternance.
Quand, il y a sept mois, la Cour de justice de la Communauté économique des
États de l'Afrique de l'Ouest (Cedeao) remet en question les procédures engagées
par la Cour de répression de l'enrichissement illicite (Crei), et notamment
l'interdiction de sortie du territoire infligée à plusieurs ténors de l'ancienne
majorité, elle ne plie pas. Au lieu de faire amende honorable, elle exige de
l'administration que cette interdiction prenne rapidement une forme légale, et
elle réaffirme sans prendre de gants la souveraineté de son pays en matière de
justice.
La seule ministre qui a eu des résultats
Et quand, en mai 2013, Amnesty International publie un rapport accablant qui ne
correspond pas à l'idée qu'elle se fait de la situation des droits de l'homme au
Sénégal, elle s'en offusque, dénonce "l'amalgame" dont aurait fait preuve son
auteur, Seydi Gassama, et écrit à l'ONG pour s'en plaindre. Aujourd'hui, le même
Gassama ne lui en tient pas rigueur : "En dépit de nos divergences, les actes
qu'elle a posés me semblent importants. De tous les ministres, c'est la seule
qui peut se targuer d'avoir obtenu des résultats."
Les poursuites contre Hissène Habré ? C'est elle. Bien sûr, c'est le président
qui lui a demandé de relancer une procédure qui traînait en longueur et qui
avait fini par entacher la réputation de Dakar. "Mais sans son abnégation, nous
ne serions pas allés aussi vite", indique un membre des Chambres africaines
extraordinaires, qui ont vu le jour cinq mois après l'arrivée de Touré à la
Justice, et qui ont pour mission de juger les crimes commis sous la férule de
l'ancien dictateur tchadien. "Elle a fait preuve d'une grande détermination, se
réjouit Reed Brody, l'homme qui suit le dossier pour l'ONG Human Rights Watch
(HRW). C'est une vraie militante, qui allie l'élégance sénégalaise à
l'efficacité américaine. Elle a ses convictions, sans se réfugier derrière la
langue de bois."
Brody est sous le charme. On le serait à moins : "Dans l'affaire Habré, on a
immédiatement senti la différence. Auparavant, les gens du ministère de la
Justice étaient très méfiants quand ils me voyaient arriver, ils semblaient
maudire ma venue. Elle a eu les moyens de faire avancer le dossier et a tout de
suite pris contact avec l'Union africaine." Elle a aussi fait jouer les réseaux
qu'elle s'est constitués entre 1995 et 2012, lorsqu'elle officiait en tant
qu'experte des Nations unies au Burkina et en Côte d'Ivoire, puis à New York,
quand elle a pris la tête du département droits humains du Fonds des Nations
unies pour la population (FNUAP).
Touré a également joué un rôle majeur dans la traque aux biens mal acquis lancée
au lendemain de la victoire de Sall. Là encore, il s'agissait d'une directive du
président. Mais elle est allée plus loin. Qui aurait parié, en avril 2012, que
Karim Wade serait arrêté un an plus tard, et que nombre d'autres "intouchables"
seraient condamnés à attendre le jour où les limiers viendraient les cueillir
dans leur villa afin qu'ils s'expliquent sur leur fortune ? Qui aurait pensé que
Touré irait jusqu'à laisser la justice poursuivre son ex-époux, le père de sa
première fille qui suit des études à l'université Yale, Oumar Sarr (aujourd'hui
coordinateur du parti d'Abdoulaye Wade) ? "Lorsqu'on administre la justice, on
le fait avec froideur. Parfois aussi avec déchirement", confiait-elle à J.A.
l'année dernière.
Bye-bye Youssou
Dix-sept mois et puis s'en va. Youssou Ndour, le roi du mbalax, n'est plus
membre du gouvernement. Même s'il poursuivra sa collaboration avec Macky Sall en
tant que ministre-conseiller à la présidence, "You" retrouvera avec plaisir ses
premières amours : la scène, qu'il a très peu fréquentée lorsqu'il était
ministre, et avec elle un peu de liberté. Constat d'échec ? Oui et non. "Il
n'était pas fait pour ce rôle, il n'était pas dans son élément", admet un
proche. Lors du dernier remaniement, il avait déjà perdu la Culture (son dada)
et n'avait conservé que le Tourisme, où son bilan est très maigre.
Youssou Ndour
Des procédures pas toujours respectées
Ce n'est pas tout. En l'espace de dix-sept mois, Touré a mis en prison plus de
policiers et de gendarmes accusés de violences que jamais auparavant. Elle a
résisté aux pressions des confréries lorsque le puissant marabout Cheikh Béthio
Thioune a été placé sous mandat de dépôt en 2012. Elle a enfin lancé une réforme
du code pénal qui prévoit de rendre inéligibles pendant dix ans les personnes
condamnées pour détournement de deniers publics. "La bonne gouvernance est un
préalable à toute politique de développement efficace", a coutume de dire celle
qui a divulgué son patrimoine (estimé à 777 millions de F CFA, soit 1,185
million d'euros) sans y être obligée lors de sa nomination au sein du
gouvernement.
"Elle veut toujours obtenir des résultats, elle est très exigeante", souligne un
ami. Quitte, parfois, à flirter avec la ligne rouge. Dans la traque aux biens
mal acquis, la procédure n'a pas toujours été exemplaire, et la médiatisation à
outrance des gardes à vue a réduit à néant la présomption d'innocence. Certains
magistrats s'en sont émus. Sur le cas Habré aussi, elle est allée vite en
besogne - trop vite, jugent les partisans du Tchadien, qui dénoncent une
procédure irrespectueuse des droits de la défense. Et lorsque, en mai dernier,
elle invite la presse à assister à la remise d'un chèque à son collègue du
Budget (1 milliard de F CFA recouvré dans le cadre de cette même traque),
certains ministres y voient une soif de reconnaissance suspecte. "Elle
outrepasse ses fonctions, elle se prend pour le PM !" se désole l'un d'eux. Ce
"PM" venu de la société civile, qu'elle n'a jamais apprécié et à qui elle ne
s'est jamais vraiment soumise.
Elle pouvait se le permettre. En dépit du fait qu'elle est l'une des rares à lui
dire ce qu'elle pense, Aminata Touré a la confiance du président. C'est pour
cela qu'il l'a choisie, pour sa popularité également, mais aussi en réponse à un
calcul politicien : à l'approche des élections locales, il lui fallait un
lieutenant plus politique que Mbaye.
Leur première rencontre remonte au milieu des années 1980 et a pour théâtre la
clandestinité imposée aux mouvances gauchistes. Elle est furtive : Macky, alors
étudiant, milite à And-Jëf (Parti africain pour la démocratie et le socialisme)
de Landing Savané, avant de rallier le Parti démocratique sénégalais (PDS)
d'Abdoulaye Wade. "Mimi", elle, a rejoint la Ligue communiste des travailleurs,
qui fusionnera bientôt avec le Mouvement pour le socialisme et l'unité de
Mamadou Dia. Elle est déjà considérée comme "une grande puissance
intellectuelle", et c'est pour cela que Savané fera d'elle sa directrice de
campagne lors de la présidentielle de 1993.
Encore une gauchiste ?
Puis ils se retrouvent à la fin des années 1990, quand le PDS, dont Sall est
devenu un cadre, se rapproche des mouvements d'extrême gauche pour faire tomber
le Parti socialiste. "C'est là qu'ils ont vraiment travaillé ensemble, indique
un proche du président. Depuis, ils ne se sont jamais perdus de vue malgré
l'exil américain de "Mimi"." Quand, en 2011, Sall cherche des cadres pour
l'aider à conquérir le pouvoir, il se tourne vers sa cadette d'un an. Elle
accepte, prend une disponibilité et devient sa directrice de cabinet. "C'est
elle qui a coordonné sa campagne. Elle a aussi participé à la rédaction du
programme de Macky", précise la même source.
Avant son retour au pays, les gauchistes pensaient qu'elle était toujours des
leurs, mais ils ne furent pas surpris pour autant. "Au Sénégal, cela fait
longtemps que l'idéologie ne compte plus. À l'APR [Alliance pour la République]
comme au PDS, beaucoup viennent de chez nous", remarque Landing Savané. À un ami
militant qui s'étonnait, quelques mois avant l'élection, de la croiser dans le
salon de Macky Sall, elle avait rétorqué, avec ce demi-sourire qui laisse
perplexe ses interlocuteurs : "Les trotskistes ont une grande capacité
d'adaptation."
Source:
Jeune Afrique
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