Insécurité aux frontières,
incertitudes de l'après-Biya, matériel et moral en berne... L'armée camerounaise
traverse une vraie crise d'identité. Voyage à l'intérieur de la Grande Muette.
Le président, sa succession, l’armée… Trois mots dont l’association relève de
l’interdit dans un pays en plein doute. Quand ils acceptent de livrer le fond de
leur pensée, les acteurs du monde politique comme ceux de la société civile
exigent de conserver l’anonymat. Car, officiellement, le pays est gouverné, la
succession n’est pas ouverte et l’armée sera républicaine – c’est-à-dire loyale
– jusqu’au bout. Point final. En acceptant la disgrâce d’une poignée de «
dauphins » présumés, le président Paul Biya a tenté d’imposer le silence. Mais
le bal des prétendants pour 2018 a continué. Depuis sa prison, où il purge une
peine de vingt-cinq ans pour détournement de fonds, l’ancien ministre Marafa
Hamidou Yaya a annoncé sa candidature. Au sein du gouvernement, d’autres
avancent masqués. Tous les matins, les manchettes de la « presse à gages »
affichent les nouvelles du front de la bataille pour le Graal d’Etoudi. Dans son
palais, Paul Biya laisse se poursuivre, non sans malice, ce jeu de dupes. Mais
les ambitions politiques sur fond de replis identitaires font craindre le pire.
L’armée sera-t-elle le dernier rempart face à un éventuel dérapage ? Plus que
jamais, entre fantasmes et incertitudes nourris par un après-Biya aux allures de
triangle des Bermudes, les Camerounais s’interrogent.
Par tradition, l’armée camerounaise cultive le secret sur ses activités, son
équipement et les courants d’opinion qui la traversent. Peut-être est-ce un
héritage de son passé trouble, à l’image de l’histoire du pays. Pendant la
Première Guerre mondiale, les militaires camerounais font partie de l’armée
allemande, jusqu’à sa défaite, en 1916. Ils seront ensuite rappelés pour servir
sous les drapeaux des colons français et britanniques. Dès 1940, le futur
maréchal Leclerc enrôle les « tirailleurs » camerounais aux côtés des troupes de
la France libre. Plus tard, à partir de 1954, l’armée coloniale se charge du
maintien de l’ordre, alors que les activistes de l’Union des populations du
Cameroun (UPC), parti nationaliste, commencent à se faire entendre. En 1960,
lorsque le pays accède à l’indépendance, avec à sa tête Ahmadou Ahidjo, 200 000
« upécéistes » restent dans le maquis. L’action que mènent alors conjointement
les forces françaises et camerounaises contre la rébellion est le premier
exemple d’une assistance militaire opérationnelle fournie par la France à un
pays africain. Trois ans après l’indépendance, 300 officiers français assuraient
encore le commandement d’unités de l’armée camerounaise.
Entre 1955 et 1964, guérilla et contre-guérilla font rage. L’ambassade
britannique fait état de 61 000 à 76 000 morts. « On était obligé de couper la
tête des rebelles, qu’on exposait ensuite dans les villages », confiait le
général Pierre Semengué, ancien chef d’état-major, dans une interview en
décembre 2007. S’il assume aujourd’hui cette sanglante répression, son homologue
anglophone, James Tataw, sous-lieutenant dans l’armée britannique jusqu’en 1960,
préfère garder le silence.
Son passé tourmenté a fait de l’armée un concentré de contradictions. Aux yeux
de la population, elle est à la fois proche et lointaine, familière et redoutée.
Censée garantir la stabilité du pays et protéger les institutions, elle inspire
au pouvoir autant de confiance que de méfiance. Il faut dire que l’histoire la
plus récente a de quoi alimenter la hantise des coups de force. Le 6 avril 1984,
une partie de la gendarmerie attaquait la présidence, forçant Biya, au pouvoir
depuis deux ans, à se retrancher dans un bunker. Trois jours de combats furent
nécessaires pour faire échouer le putsch. Bilan officiel : 70 morts et 1 300
prisonniers, dont un nombre indéterminé furent jugés, condamnés à mort et
fusillés. En octobre 2007, Rémy Ze Meka, alors ministre de la Défense, fait
arrêter 21 militaires et deux civils, soupçonnés d’atteinte à la sûreté de
l’état. Faute de preuves, ils seront finalement libérés. Le 23 décembre 2012, un
soldat de la Garde présidentielle tire un coup de feu au passage du cortège du
chef de l’état, sans le viser. Un court instant, on craint une tentative
d’assassinat. Fausse alerte : ce n’était pas un complot, mais un soldat
mécontent, désireux d’attirer l’attention.
De bonnes conditions pour les officiers supérieurs
Car l’armée subit aujourd’hui une pression considérable, dans un contexte
régional trouble. Les canons tonnent aux frontières du pays. Dans
l’Extrême-Nord, les soldats doivent parer à l’infiltration des insurgés
islamistes de Boko Haram, en guerre contre les forces nigérianes. Dans l’Est, la
désintégration de la République centrafricaine est encore plus préoccupante. Des
centaines de militaires fidèles à l’ex-président François Bozizé se sont repliés
dans la région, désarmés et cantonnés pour certains, armés et en errance pour
d’autres. Face à la montée de l’insécurité, Yaoundé a créé une base aérienne à
Bertoua, à 350 km à l’est, et activé la 11e Brigade d’infanterie motorisée, qui
comprend des bataillons positionnés le long de la frontière. Plus au nord, la
puissance de feu inattendue des braconniers soudanais a forcé Yaoundé à envoyer
l’armée pour arrêter le massacre des éléphants dans les parcs nationaux.
Ce stress général attise la crainte de voir apparaître un nouvel Amadou Haya
Sanogo (capitaine malien putschiste) ou un Moussa Dadis Camara. « Le vrai
danger, c’est la frustration des jeunes officiers mécontents, qui ne sont pas
promus au grade auquel ils pourraient légitimement prétendre », confie un
spécialiste du sujet. Très sensible à toutes les questions de sécurité – celle
du Cameroun, mais aussi celle de son propre pouvoir –, Paul Biya cherche des
solutions pour éviter qu’un tel scénario ne se produise à ses dépens. « Les
insatisfactions liées aux questions de confort et de carrière sont prises au
sérieux », assure un conseiller du ministère de la Défense.
En mars 2011, dix nouveaux généraux ont été nommés, parmi lesquels Jean Mendoua,
57 ans, et Martin Chomu Tumenta, 59 ans. Quatre généraux parmi les plus anciens
ont été admis en deuxième section (semi-retraite), dont les emblématiques Pierre
Semengué et James Tataw. Longtemps verrouillé, l’accès au grade de général est
désormais plus ouvert. Depuis la réforme de l’armée de 2001, le passage à celui
de capitaine se fait en cinq ans (au lieu de sept). Pour s’assurer de leur
loyauté, Biya cajole les officiers supérieurs. Les généraux bénéficient d’un
traitement avantageux, et certains d’entre eux font ensuite carrière dans les
affaires. Fin 2010, le président annonçait en outre des mesures susceptibles
d’améliorer le bien-être des militaires. Certaines, à l’instar d’une mutuelle
prenant en charge la totalité des dépenses de santé des soldats dans les
hôpitaux militaires, sont déjà en place. Les primes d’alimentation des hommes de
troupe ont également été revues à la hausse : 1 130 F CFA (environ 1,70 euro),
au lieu de 850 F CFA, par jour et par homme en temps normal, et 2 000 F CFA, au
lieu de 1 500, en mission. Le ministère de la Défense a par ailleurs négocié
avec les banques des prêts à 3,5 % (alors que le taux normal est fixé à 7 %)
pour faciliter l’accès des militaires à la propriété foncière.
Prudent, Paul Biya s’est aussi assuré qu’aucun commandant de région militaire ne
puisse mettre en mouvement des troupes ou des chars sans son autorisation.
L’accès aux armes et aux munitions est strictement réglementé. Les unités
d’élite proches du Palais ont, de leur côté, bénéficié d’une formation plus
poussée… Une armée à deux vitesses, dichotomie classique en Afrique
subsaharienne. Depuis 1984, la formation et l’encadrement de la Garde
présidentielle est confiée à des officiers contractuels israéliens. Le plus
connu d’entre eux, le colonel Abraham Avi Sivan, décédé en 2010 dans un accident
d’hélicoptère, fut également l’un des concepteurs du Bataillon d’intervention
rapide, force spéciale qui dispose de crédits fournis par la Société nationale
des hydrocarbures. Ces deux unités d’élite dépendent directement de la
présidence. Selon un officier, toujours sous le couvert de l’anonymat, « tout
est calibré pour permettre à ces deux unités de tenir un siège de l’armée
régulière pendant plusieurs jours, en dépit de leur infériorité numérique ».
Républicain pour les uns, prétorien pour les autres, le génome de l’armée
demeure inconnu. En revanche, sa propension historique à se mêler de politique
en fait un acteur incontournable par les temps incertains qui s’annoncent. Et
les casernes résonnent déjà de l’écho des luttes de pouvoir.
À Bakassi, La paix des braves
Le 14 août, le Cameroun a définitivement recouvré sa souveraineté sur la
péninsule de Bakassi. La fin d'un conflit vieux de vingt ans avec le voisin
nigérian, qui convoitait ce bout de terre pétrolifère. Yaoundé redoutait en
effet que le Nigeria, peuplé de 170 millions d'habitants et avec qui il partage
quelque 2 000 km de frontière, ne soit tenté d'élargir son espace vital. Dans
les années 1980, lorsque le baril de pétrole atteint un niveau record pour
l'époque (41 dollars), la dispute pour les zones pétrolifères du delta du Niger
tourne à la confrontation armée. Le 16 mai 1981, première escarmouche : cinq
soldats nigérians sont tués par les troupes camerounaises. La guerre devient
quasi totale lorsque, en décembre 1993, le dictateur nigérian Sani Abacha
ordonne l'annexion de Bakassi. La riposte, baptisée opération Delta, se solde
par 120 morts camerounais ce seul mois. Soutenu par la France (en équipement,
maintenance et conseillers), Yaoundé ne cède pas malgré son infériorité
numérique, et les combats continuent durant quinze ans de manière sporadique.
L'affaire se règle en 2002 en faveur du Cameroun à la Cour internationale de
justice de La Haye.
Source:
Jeune Afrique
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