Progressivement, qu'il soit wahhabite ou salafiste, le sunnisme réformé fait école au Mali. Grâce aux subventions extérieures mais aussi à la déshérence de l'État. Enquête.
Chérif Ousmane Madani Haïdara, fondateur d'Ançar Dine,
le 2 août à Bamako.
À Bamako, on appelle cet endroit "le chantier de Banconi", du nom du quartier
populaire qui a poussé dans les faubourgs dans les années 1970. On y trouve un
groupe scolaire, un centre de santé, une mosquée ultramoderne, un immeuble de
quatre étages dont l'entrée est protégée par des gardes et un portique de
sécurité, et, enfin, le siège social d'Ançar Dine (qui n'a rien à voir avec
Ansar Eddine, l'organisation de Iyad Ag Ghaly), l'association fondée par le
maître des lieux, Chérif Ousmane Madani Haïdara, l'imam le plus célèbre du Mali.
Haïdara, que certains surnomment le Mouride malien et que ses fidèles appellent
Nyemogo ("le Guide"), est considéré comme "la principale alternative islamique"
au wahhabisme et comme "l'ennemi historique des sunnites réformés" (l'autre nom
donné aux wahhabites ainsi qu'aux salafistes), selon Gilles Holder, chercheur au
Centre d'études africaines (CEAf).
Au Mali comme dans toute la sous-région, l'avancée d'un islam rigoriste venu de
la péninsule Arabique ou d'Égypte et qui ne veut voir qu'hérésie dans les
confréries et les ancestrales pratiques maraboutiques semble irréversible.
Selon Holder, Haïdara lui-même est un réformiste, mais il reste fidèle au
malékisme et revendique un islam intégré à la culture ouest-africaine. C'est
d'ailleurs en bamanankan qu'il prêche chaque année dans le stade Modibo-Keïta,
devant des dizaines de milliers d'adeptes. "Nous sommes pour le soufisme, pour
un islam tolérant, affirme-t-il. Nous sommes contre le wahhabisme."
L'homme est simple, sans langue de bois. Il accuse ceux qui défendent le
wahhabisme à Bamako d'avoir "des liens" avec les groupes islamistes armés qui
sévissent dans le Nord-Mali, de prôner la violence et de vouloir imposer la
charia. Celui qui revendique 1,2 million de fidèles à travers le monde soutient
que les wahhabites ne représentent que 10 % des musulmans maliens - un chiffre
impossible à vérifier et que l'autre camp conteste -, mais il doit bien admettre
qu'ils sont "de plus en plus nombreux".
L'implantation de cet islam "venu d'ailleurs" n'est pas récente. Elle a débuté
au milieu du XXe siècle par le biais des commerçants dioulas qui faisaient
l'aller-retour entre l'Afrique de l'Ouest et le Golfe.
L'implantation de cet islam "venu d'ailleurs" n'est pas récente. Elle a débuté
au milieu du XXe siècle par le biais des commerçants dioulas qui faisaient
l'aller-retour entre l'Afrique de l'Ouest et le Golfe, et avec le retour des
premiers étudiants de l'université Al-Azhar du Caire.
Le mouvement s'est intensifié dans les années 1970 et 1980, lorsque, sous le
couvert d'aide humanitaire, l'Arabie saoudite a installé (dans le nord du Mali
notamment) des ONG, des centres de santé et des écoles faisant la promotion du
wahhabisme. Les tenants de cette doctrine ont aussi profité, d'après Holder, des
"incessantes compétitions" qui minaient alors les mouvements malékites.
Depuis, c'est à un duel sans merci que se livrent les réformistes et les tenants
du soufisme comme Haïdara et de jeunes prêcheurs qui suivent son exemple. Le
Malien, que l'on dit soutenu par l'Iran, dispose de sa propre radio, et ses
prêches enregistrés inondent les marchés. Mais ce n'est rien comparé aux
ressources des sunnites réformés. Ils ont pour eux l'argent des pays du Golfe,
de plus en plus de mosquées, un discours social critique qui attire les
laissés-pour-compte du développement et une figure de proue presque aussi
populaire que Haïdara : Mahmoud Dicko.
Un rôle très
important dans la campagne électorale malienne
L'imam de la mosquée sunnite réformée de Badalabougou est l'autre prêcheur à la
mode dans le pays. Il est lui aussi capable de rassembler des dizaines de
milliers de personnes. Et depuis 2008, il est à la tête du Haut Conseil
islamique du Mali (HCIM), une structure chargée de faire l'interface entre les
associations religieuses, les mosquées et les autorités. Holder compare ce
conseil à un "parti de l'islam". Et pour cause... En 2009, en mobilisant ses
adeptes, Dicko a fait plier le gouvernement, qui souhaitait faire adopter un
code de la famille progressiste. En 2011, il a imposé le secrétaire général du
HCIM à la tête de la Commission électorale nationale indépendante. En 2012, il a
été soupçonné de vouloir jeter des passerelles vers les jihadistes armés du Nord
et a obtenu du gouvernement de transition qu'il crée un ministère des Affaires
religieuses. Cette année, il a joué un rôle actif dans la campagne électorale.
S'il n'a jamais pris lui-même position pour un candidat, il a laissé ses proches
et de nombreux imams faire la publicité d'Ibrahim Boubacar Keïta (IBK).
Ses déclarations ambiguës sur la charia, ses prises de position en faveur d'une
République islamique, ses liens anciens avec Iyad Ag Ghaly, le leader du
mouvement islamiste Ansar Eddine, ont fait de Dicko un personnage controversé.
Pour contrer son influence, Haïdara a lancé en 2011 le Groupement des leaders
spirituels musulmans du Mali, dont l'objectif est de rassembler les tenants de
l'islam malékite.
Profiter du vide laissé par l'État
Dicko, cheval de Troie du sunnisme réformé au Mali ? "C'est ce que disent mes
détracteurs", se contente-t-il de répondre. Issu d'une grande famille
maraboutique de Tombouctou, il a été très tôt confronté à un dilemme : suivre
l'exemple de son grand-père, qui appartenait à la confrérie tidjane ? Ou celui
de son père, qui priait les bras croisés sur la poitrine comme les wahhabites ?
Après avoir fréquenté une mosquée wahhabite à Bamako, puis avoir suivi des
études en Mauritanie et en Arabie saoudite, c'est la voie de son père qu'il a
choisie. Pour lui, la pénétration du sunnisme réformé - dans les moeurs aussi
bien qu'en politique - est inévitable.
"On vit une sorte d'arabisation, confirme l'anthropologue Moussa Sow. Quand
j'étais petit, personne ne croisait les bras à la mosquée. Aujourd'hui, cela se
fait presque partout. Et puis, à l'époque, la prière du vendredi était
importante, mais sans plus. Désormais, c'est sacré." Il pourrait ajouter qu'en
1960 on comptait une quarantaine de mosquées à Bamako, contre près d'un millier
aujourd'hui.
De grands prêcheurs sont apparus, comme Dicko et Haïdara, qui ont profité du
vide laissé par l'État en matière de santé et d'éducation, mais aussi de sujets
de société, pour gagner en légitimité. Et à ce petit jeu les discours les plus
radicaux sont souvent les plus audibles, surtout en milieu urbain. "On n'est
plus dans l'islam tranquille, constate Sow. On se dirige vers un
islamo-nationalisme."
________
Rémi Carayol, envoyé spécial à Bamako
Terres de mission
Les missionnaires venus de la péninsule Arabique ont parcouru le continent dès
le XIXe siècle, peu après l'apparition du wahhabisme. L'islamologue Mathieu
Guidère s'est intéressé à la question : "Pour les pays du Golfe, l'Afrique
subsaharienne représente la terre de dawa ("prédication") la plus importante
après l'Asie du Sud-Est." Marginal jusqu'au début des années 1980, le phénomène
a pris de l'ampleur après la révolution iranienne et l'envoi par Téhéran de
prédicateurs dans le monde entier, en particulier en Afrique de l'Ouest, où une
forte communauté libanaise chiite constituait un relais idéal. "L'Arabie
saoudite et le Pakistan ont clairement développé une stratégie missionnaire
d'État pour contrer l'influence iranienne dans la zone, poursuit Guidère. Leurs
prêcheurs, en s'alliant aux mouvements anti-Occidentaux, ont été
particulièrement suivis après le 11 septembre 2001. Entre 2001 et 2011, près de
20 % des musulmans d'Afrique de l'Ouest se sont convertis au wahhabisme." Un
prosélytisme qui vise également à contrer l'activisme des missionnaires
évangéliques et catholiques, très actifs sur un continent où les monothéismes
sont arrivés tardivement. L'immense fortune des monarchies pétrolières assure
aux mosquées wahhabites d'Afrique de l'Ouest et à leurs imams (souvent formés en
Arabie) la bienveillance des pouvoirs locaux et la reconnaissance des
populations que leurs organisations caritatives assistent, pour mieux les gagner
à leur cause. Mais, souligne Guidère, la stratégie prosélyte s'intéresse avant
tout aux chefs traditionnels susceptibles de convertir l'ensemble de leur
clientèle : "Iyad Ag Ghaly, le chef touareg d'Ansar Eddine converti au
wahhabisme pendant un séjour en Arabie, a convaincu la moitié des Ifoghas de
suivre son exemple à son retour dans le Sahel." Laurent de Saint Périer
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