Pour la première fois depuis 1994, l’opération Turquoise au Rwanda s'éclaire d'un jour nouveau grâce au témoignage d'un officier français de l’armée de terre. Selon lui, l'objectif "humanitaire" officiellement affiché par Paris se confond avec un autre, beaucoup moins avouable : celui de freiner ou de stopper l’avancée militaire du Front patriotique rwandais (FPR), tout en ménageant les forces gouvernementales génocidaires.
Guillaume Ancel, chevalier de la Légion d'honneur décoré à
titre militaire en opérations.
Lancée le 22 juin 1994, l’opération française Turquoise aurait eu pour objectif
initial de faire le coup de feu contre le Front patriotique rwandais (FPR), la
rébellion – essentiellement tutsie – qui se battait contre les forces
gouvernementales hutues à l’origine du génocide. Ce n’est pas le président Paul
Kagamé qui le dit, mais un ancien officier français, chevalier de la Légion
d'honneur et décoré à titre militaire en opérations. Dans un long entretien
accordé à “Jeune Afrique”, Guillaume Ancel, 48 ans, à l’époque capitaine au 68e
régiment de l’artillerie d’Afrique, évoque sans détour le décalage entre la
version officielle française et ce qu’il a vécu il y a vingt ans sur les
collines du Rwanda. Si lui et ses compagnons d’arme ont effectivement mené, à
partir du début juillet 1994, des missions de protection et d’extraction au
bénéfice de rescapés tutsis, ils avaient auparavant, selon lui, reçu l’ordre de
stopper l’avancée du FPR au moment où la victoire militaire de celui-ci devenait
inexorable. Interview.
JEUNE AFRIQUE : Quelle était votre mission au moment de
rejoindre l’opération Turquoise ?
Guillaume Ancel : L’ordre initial, que j’ai reçu autour du 24 juin, était
très clair : préparer un raid sur la capitale rwandaise, Kigali, alors passée en
quasi-totalité sous le contrôle du FPR. La spécialité de mon unité était le
guidage des frappes aériennes [Tactical Air Control Party - TACP, NDLR].
Infiltrés à proximité de la cible pour guider les avions de chasse, notre rôle
était de dégager un couloir pour permettre aux troupes de s’emparer de leur
objectif avant que quiconque ait eu le temps de réagir. Pas besoin d’avoir fait
Saint-Cyr pour comprendre que lorsqu’on cherche à reprendre la capitale d’un
pays en guerre passée aux mains d’une rébellion, c’est pour remettre en place
les autorités officielles.
Aucun raid de l’armée française sur Kigali n’a pourtant eu
lieu à l’époque…
La confirmation de l’ordre de mission n’est jamais arrivé. Peut-être était-ce
lié aux problèmes logistiques que nous rencontrions, nos équipements ayant été
acheminés avec retard jusqu’à Goma [en RDC, NDLR]. D’autre part je sentais un
certain flottement au niveau de la hiérarchie. Puis, entre le 29 juin et le 1er
juillet, nous avons reçu un ordre qui s’est substitué au premier. Nous devions
stopper par la force l’avancée du FPR à l’est de la forêt de Nyungwe, dans le
sud-ouest du Rwanda. Le lendemain matin à l’aube, nous avons décollé dans des
hélicoptères Super-Puma afin d’aller déclencher les frappes aériennes sur les
colonnes du FPR. L’essentiel de l’unité était déjà partie la veille par la
route. Mais au moment où les hélicoptères décollaient de l’aéroport Bukavu, nous
avons reçu un contre-ordre. L’officier en charge des opérations nous a expliqué
qu’un accord avait été passé avec le FPR. Désormais nous devions protéger une
"zone humanitaire sûre" (ZHS) dont la rébellion de Paul Kagamé avait accepté
qu’elle échappe provisoirement à son contrôle. C’est à ce moment-là que la
nature de notre mission a changé pour devenir humanitaire. Jusque-là, il était
clair qu’il s’agissait de combattre le FPR.
En quoi a consisté cette mission humanitaire ?
Nous nous sommes déployés autour de Cyangugu, au sud du lac Kivu. Le commandant
de compagnie a décidé d’installer notre camp au-dessus du camp de Nyarushishi,
où s’étaient réfugiés des milliers de Tutsis et de Hutus modérés. Il avait été
alerté par le médecin-chef du camp, un Suisse travaillant pour le Comité
international de la Croix-Rouge (CICR), sur le risque d’une attaque massive des
miliciens Interahamwe. Cette dimension de Turquoise ne doit pas être oubliée :
même si les ordres que nous recevions étaient ambigus, les soldats français ont
sauvé plusieurs milliers de vie. Pour moi, chacune d’entre elle était une
victoire.
Quels étaient vos relations avec les forces armées
gouvernementales qui avaient orchestré le génocide ?
Dès que nous avons traversé la frontière entre l’ex-Zaïre [actuelle RDC] et le
Rwanda, nous avons constaté que les militaires rwandais étaient consternés en
réalisant que les soldats français n’allaient pas remettre en selle le
gouvernement intérimaire à l’origine du génocide. Ils nous regardaient avec une
réticence et une inquiétude évidentes. À l’inverse, quand les réfugiés de
Nyarushishi ont réalisé que nous venions réellement pour les protéger, ils nous
ont accueilli avec des cris et des chants de joie.
Étant un spécialiste des frappes aériennes et des missions spéciales, quand la
compagnie s’est installée pour protéger le camp de Nyarushishi, on m’a détaché
auprès du colonel Hoggard, de la Légion étrangère, et je suis devenu responsable
des extractions. Pendant un mois, avec des légionnaires, à chaque fois que nous
recevions une information sur des personnes menacées dans la zone humanitaire
sûre, j’étais chargé de conduire les opérations se sauvetage.
On sait que l’armée française a, par ailleurs, montré une
certaine complaisance face aux forces génocidaires fuyant vers l’ex-Zaïre…
Pendant cette période, nous avons confisqué des dizaines de milliers d’armes
légères aux Hutus qui traversaient la frontières, essentiellement des pistolets,
des fusils d’assaut et des grenades. Toutes ces armes étaient stockées dans des
conteneurs maritimes sur la base de la Légion étrangère à l’aéroport de
Cyangugu. Vers la mi-juillet, nous avons vu arriver une colonne de camions
civils et j’ai reçu l’instruction de charger les conteneurs d’armes sur ces
camions, qui les ont emmenées ensuite au Zaïre pour les remettre aux forces
gouvernementales rwandaises. On m’a même suggéré d’occuper les journalistes
pendant ce temps pour éviter qu’ils s’en rendent compte. Quand je lui ai fait
part de ma désapprobation, le commandant de la Légion m’a répondu que
l’état-major avait estimé qu’il fallait montrer à l’armée rwandaise que nous
n’étions pas devenus ses ennemis, afin qu’elle ne se retourne pas contre nous.
La France a même payé leur solde aux soldats rwandais.
Vous confirmez donc que la France a réarmé les ex-Forces
armée rwandaises en exil alors que celles-ci venaient d’encadrer le génocide des
Tutsis?
En leur livrant des dizaines de milliers d’armes, nous avons transformé les
camps de réfugiés du Zaïre en base militaire. Il était évident que Paul Kagamé
n’allait pas tolérer, après avoir pris le pouvoir, qu’une position armée du
régime génocidaire s’installe de l’autre côté du lac Kivu. Cette décision a joué
un rôle important dans ce qui allait se passer deux ans plus tard dans l’est du
Congo.
Que vous inspire la version officielle française sur
l’opération Turquoise ?
Personnellement, je ne fais que relater ce que j’ai vécu à l’époque. Si cela ne
colle pas avec leur version, cela pose un problème. Ils ont construit une
histoire mythique de l’opération Turquoise qui ne correspond pas à la réalité.
Or si l’on veut éviter qu’une telle chose se reproduise, il faut mettre les
cartes sur la table, pas les dissimuler sous le tapis.
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Propos recueillis par Mehdi Ba
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