Alors qu'il achève une tournée diplomatique visant à mobiliser les partenaires de la Tunisie pour la sortir du marasme, le Premier ministre Mehdi Jomâa s'est livré à "Jeune Afrique". Il revient notamment sur les conditions de son entrée au gouvernement, dont il a fini par prendre la tête.
C'est à reculons que Mehdi Jomâa a accepté de participer
au gouvernement, avant de le diriger.
Le Premier ministre tunisien Mehdi Jomâa entamera lundi 28 avril une visite
officielle de deux jours en France et rencontrera le lendemain le président
François Hollande. Son séjour dans la capitale parisienne sera l’ultime étape
d’un périple diplomatique qui l’a déjà conduit en Algérie, au Maroc, dans les
pays du Golfe et aux États-Unis d’Amérique, où il a été reçu, le 4 avril, par
Barack Obama.
Choisi par consensus, le 14 décembre 2013, après d’épuisantes négociations entre
une vingtaine de partis politiques et les organisations représentatives de la
société civiles réunies pour former le "quartet", Mehdi Jomâa, 52 ans, est
l’homme que l’on n’attendait pas. Cet ingénieur diplômé de l’École nationale
d'ingénieur de Tunis (ENIT), devenu directeur d’une filiale du groupe Total,
était ministre depuis quelques mois. Le nom de ce technocrate sans étiquette
avait été rajouté à la dernière minute dans la liste des postulants.
Il a hérité d’un pays en plein marasme sécuritaire et économique. Il doit
l’apaiser et le redresser pour permettre l’organisation des prochaines
élections, théoriquement prévues avant la fin de l’année. Une mission périlleuse
: un échec sonnerait sans doute le glas des espoirs ouverts par la révolution du
14 janvier, qui avait vu le renversement de Zine el-Abidine Ben Ali et donné le
coup d’envoi du "Printemps arabe".
Jeune Afrique lui consacre dans son numéro 2781 (en kiosques du 27 avril au 10
mai) un grand portrait ("Comment Mehdi Jomâa a pris le pouvoir"). En
avant-première, des extraits choisis de l’interview qu’il nous a accordée le 11
mai.
Jeune Afrique : En février 2013, vous donniez votre accord
pour participer au gouvernement de technocrates qu’envisageait de former le
Premier ministre de l’époque, Hamadi Jebali, quelques jours après l’assassinat
de l’opposant Chokri Belaïd. Pourquoi avez-vous accepté de répondre à cette
sollicitation ?
Mehdi Jomâa : J’ai effectivement été sollicité par Hamadi Jebali, dont
j’avais fait la connaissance au cours d’un salon professionnel à Paris, en juin
2012. Ridha Saïdi, un ancien condisciple de l’ENIT que je n’avais pas revu
depuis 26 ans et qui était devenu ministre, m’a sollicité. Ma première réponse a
été "je ne peux pas, car je dois rester aux côtés de ma famille. Des ministres,
on peut en trouver des dizaines, mais un père pour mes enfants, je suis le seul
à pouvoir assumer ce rôle." Ils ont insisté, sont revenus à la charge plusieurs
fois et j’ai fini par assouplir ma position et poser certaines conditions.
J’ai voulu m’assurer qu’il y aurait de vraies compétences à la tête des
ministères économiques, car le travail gouvernemental est un travail d’équipe.
Et j’ai demandé à pouvoir exercer pleinement mes prérogatives, à savoir jouir de
la liberté de décider, notamment en matière de nominations et de révocations, en
me fondant exclusivement sur les critères de la compétence et du rendement.
Quand Hamadi Jebali a jeté l’éponge, je pensais que l’histoire était terminée.
Puis on m’a appelé à nouveau, pour me demander de participer au gouvernement de
Ali Laârayedh. J’étais toujours très réticent.
Le lundi précédant la formation du gouvernement, je lisais dans la presse des
informations faisant état de la nomination de Ridha Saïdi à l’Industrie quand
j’ai vu son numéro s’afficher sur mon téléphone. Je décroche et commence par le
féliciter. Le quiproquo était total, car il m’appelait pour m’annoncer que mon
nom avait été retenu et que je ne pouvais plus reculer. J’ai hésité jusqu’à la
dernière minute, et ce qui a fait pencher la balance, c’était le sentiment
d’avoir une dernière dette à régler envers mon pays. J’avais été exempté de
service militaire, car je poursuivais des études supérieures d’ingénieur, donc
j’ai fini par admettre que je devais encore une année à la Tunisie. Et j’ai
négocié avec mon employeur une mise en disponibilité jusqu’au 15 mars 2014.
Pourquoi avoir accepté de devenir chef du gouvernement et
quelles étaient vos lignes rouges pour ce poste ?
Quand mon nom s’est ajouté dans la short-list des premiers-ministrables, ma
femme m’a demandé ce que j’allais faire, et je lui ai répondu que je ne pouvais
pas déserter. Je savais que la situation était très difficile. J’étais un
technicien, je n’ai jamais fait acte de candidature, je n’avais contacté
personne, je n’avais eu aucune discussion d’aucune sorte avec aucun parti. Et je
n’ai pas posé de condition, puisqu’il existait un contrat politique et moral, la
feuille de route, négociée entre les acteurs politiques. Quand ma nomination est
intervenue, je me suis posé une question très simple : j’ai le choix d’accepter
ou de refuser. Si j’accepte, que se passe-t-il, et si je refuse, que se
passe-t-il ? Un refus aurait relancé le processus du dialogue national, il
aurait fallu repartir de zéro. C’était un risque considérable. Donc j’ai
accepté.
Le débat qui a précédé le vote d’investiture de votre
gouvernement, le 28 janvier, a été houleux, puisque certains élus de l’Assemblée
constituante ont violemment mis en cause certains des membres de votre équipe, à
l’instar de la ministre du Tourisme Amel Karboul. Avez-vous eu envie, à cet
instant précis, de jeter l’éponge ?
Jamais. Certains députés sont allés trop loin, les mises en cause étaient
blessantes, mais la seule chose que je me suis dite, c’est : "je dois assumer
mon rôle de chef". C’était mon équipe, et un chef ne déserte pas en rase
campagne. Il monte au front. C’est pour cela que j’ai repris la parole pour
placer les élus devant leurs responsabilités, en leur âme et conscience. Nous
avions un projet, parachever la transition et mener le pays aux élections, je
n’avais pas le droit de m’abandonner à des états d’âme.
Aujourd’hui, autant sinon plus que l’organisation des
élections et la lutte contre le terrorisme, c’est la déliquescence de l’État et
la crise des finances publiques qui constitue le plus grand défi de votre
gouvernement…
Le programme qu’on m’a assigné est très clair : il vise d’abord à créer les
conditions propices à la tenue des élections, à travers un certain nombre de
mesures, la dissolution des "Ligues de protection de la révolution", la
neutralisation des mosquées, l’amélioration des conditions de sécurité. La mise
en œuvre de la feuille de route est complexe, car autour, il y a des familles
politiques qui ont des intérêts opposés. Cependant, au fur et à mesure que
j’avance, je me rends compte qu’il y a des problèmes plus profonds et aussi
urgents.
J’ai tenu à ce que la feuille de route progresse, selon la manière que nous
jugeons la meilleure et la plus réaliste. Mais les autres problématiques ne
peuvent pas attendre, on est obligés d’avancer sur plusieurs front, la feuille
de route, les finances publiques et la restauration de l’État. La feuille de
route est un engagement, le redressement de l’État est une obligation. Je ne
crois pas à une pérennité de la démocratie si l’État n’est pas respecté dans ses
institutions, ses lois et ses règles. La Constitution est la mère des lois, mais
avant même de songer à respecter une Constitution, il faut respecter les lois.
C’est une question de bon sens ! Et, à côté de cela, il faut impérativement
réhabiliter la notion de travail. Dans l’administration. Et dans le pays. Nous
avons mis des générations à ancrer cette valeur dans les esprits, dans la
mentalité des Tunisiens. On a observé un certain relâchement depuis la
révolution. Aujourd’hui, face à la crise, les seules choses qui peuvent nous
sauver sont l’État et le travail.
La crise impose des réformes drastiques. Par où faut-il
commencer ?
Les déséquilibres s’étaient accumulés du temps de l’ancien régime, la révolution
a éclaté, et la politique a tout phagocyté. Nous avons oublié l’économie, mais
l’économie, elle, ne nous a pas oubliés. C’est l’État qui a payé les pots
cassés. Sa masse salariale a augmenté de 40 % en trois ans, le système des
subventions s’est emballé, les recettes ont chuté, à cause de la paralysie de
l’économie, de l’explosion de l’informel et de la contrebande et aussi, il faut
bien le dire, de la récession en Europe qui a fortement pénalisé les
exportations tunisiennes. Si on ne fait rien, on ira dans le mur. La difficulté,
c’est que ce gouvernement est un gouvernement "à durée limitée dans le temps",
et le contrat passé au moment de sa désignation ne faisait pas référence aux
réformes mais visait plutôt des actions immédiates en rapport avec
l’organisation des élections.
Aujourd’hui, on se retrouve sur le point de devoir entreprendre des réformes
lourdes et de long terme. Nous avons procédé à l’audit et à l’évaluation et nous
allons faire des propositions. Mais nous avons besoin du soutien le plus large
possible, celui des organisations comme celui des partis. D’où le lancement du
dialogue national sur l’économie.
Quels doivent être les axes prioritaires ? D'abord réformer la subvention
énergétique, non pas pour la supprimer, mais pour lui apporter des ajustements,
car elle doit aider les plus faibles et offrir des incitations à l’industrie ;
or, actuellement, dans les faits, elle s’est éloignée de ses objectifs. Deuxième
axe prioritaire : maîtriser la masse salariale de la fonction publique. Il n’y
aura pas une seule embauche supplémentaire par rapport à ce qui a été annoncé.
Troisième axe : la fiscalité. Nous ne souhaitons pas augmenter les taxes et les
impôts, pour ne pas pénaliser la relance, mais nous avons un levier au niveau de
l’assiette, pour faire en sorte qu’une partie de ceux qui ne paient pas l’impôt
le fassent. Enfin, dans le même ordre d’idées, il faut lutter contre la
contrebande. Aucun sujet n’est facile. Il faut surtout éviter de déraper, de
basculer dans le conflit politique, car alors nous ne pourrons pas avancer, même
si ce que nous proposons est juste et rationnel.
Beaucoup doutent de la possibilité d’organiser des
élections avant le terme prévu, fin 2014. Et certains vous imaginent volontiers
prolonger votre bail à la primature. Où vous imaginez-vous dans 18 mois ?
Tout ne dépend pas de moi mais je peux vous assurer que mon gouvernement ne sera
pas la raison d’un débordement du calendrier. Où serai-je dans 18 mois ? Je
m’imagine avec ma petite famille, mener la vie que j’ai toujours menée, marcher,
me promener, autour de ma maison, à Mahdia, ou à Levallois. Est-ce que ce sera
possible ? Je l’espère de tout cœur. Pour moi, mais aussi pour la Tunisie, car
cela signifierait que j’ai réussi ma mission.
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Propos recueillis par Samy Ghorbal
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