Aïcha El Basri, l’ancienne porte-parole marocaine de la Mission de l’ONU au Darfour (Minuad), dénonce la désinformation et les ratés de cette opération. Et pour appuyer ses dires, elle n’hésite pas à divulguer des milliers de documents internes.
C’est une véritable guerre dans laquelle s’est lancée Aïcha El Basri. Depuis sa
démission de son dernier poste au sein du système onusien, en janvier dernier,
cette Marocaine de 48 ans n’a plus qu’une obsession : révéler les défaillances
de la Mission conjointe des Nations unies et de l’Union africaine au Darfour
(Minuad). Car selon elle, "le système onusien" entreprend des "manœuvres
systématiques et constantes" pour cacher les crimes commis au Darfour et ce
jusqu’au niveau du "bureau du secrétaire général". Elle accuse en outre les
Casques bleus de faire preuve de partialité (en faveur du gouvernement de
Khartoum) et de ne pas être "un négociateur de paix honnête".
El Basri a repris ses accusations dans une tribune du quotidien français Le
Monde. Mais c’est surtout sa collaboration avec Foreign Policy qui a fait le
plus de bruit. Car pour alimenter l’enquête du magazine américain, El Basri a
livré des milliers de documents internes de la Minuad (e-mails, rapports, câbles
diplomatiques…) récoltés pendant les huit mois au cours desquels elle a été
porte-parole de cette mission - ce qui est évidemment une violation du code de
conduite du personnel de l’ONU. "C’est la plus importante fuite de documents
internes d’une mission active de l’ONU de toute l’histoire de cette
institution", affirme même Foreign Policy.
Transgression
La méthode n’est pas sans rappeler la méthode d’Edward Snowden, cet ancien agent
de la CIA et de la NSA qui a révélé, documents à l’appui, la surveillance des
communications électroniques opérées par les services secrets américains.
D'où vient Aïcha El Basri ? Native de Casablanca, au Maroc, Aïcha El Basri
arrive en France pour ses études supérieures en 1989. Dans les universités de
Grenoble et de Chambéry (sud-est de la France) où elle étudie la littérature
française et en particulier l’écrivain Jean Genet - un auteur volontiers
provocateur et transgressif. "Ceci explique peut-être cela", s’amuse-t-elle
aujourd’hui. Ses lectures de Genet déboucheront même sur une thèse qui sera
publiée aux éditions L’Harmattan.
Après son expérience universitaire, Aïcha El Basri s’envole pour New York et
c’est là qu’elle commence à travailler pour les Nations unies. Elle travaille
d’abord "de temps en temps", entre 2000 et 2005, au département "news and
media".
À mon arrivée à la Minuad, j’avais en tête les discours des anciens chefs de
mission disant que la guerre était finie. Mais c’est une toute autre réalité que
j’ai découverte.
Sa première affectation en mission sera Bagdad, en tant que responsable de
l’information du bureau de l’ONU en 2005. Puis cinq mois plus tard, elle est
nommée porte-parole du Programme des Nations unies pour le développement à
Khartoum, au Soudan. "J’ai découvert ce pays et je l’ai beaucoup aimé",
explique-t-elle.
À l’époque, elle ne fait toutefois pas de vagues. Ce n'est qu’en 2012, après une
autre mission de deux ans en Irak, qu’elle revient à Khartoum. El Basri,
entretemps naturalisée américaine, est cette fois porte-parole de la Minuad. "À
mon arrivée, j’avais en tête les discours des anciens chefs de mission, comme
Rodolphe Adada, disant que la guerre était finie au Darfour, se souvient-elle.
Mais c’est une toute autre réalité que j’ai découverte".
"On ne peut pas dire tout ce que l’on voit"
En août 2012, quelques jours après son arrivée, se produit un premier incident à
Tawila. Alertée par les appels de journalistes, elle tente d’obtenir des
informations auprès de sa hiérarchie qui lui dit que la situation est "calme"
dans ce secteur, ce qu’elle répète aux médias. "En réalité, on apprendra plus
tard que des forces pro-gouvernementales, qui avaient pourtant été aperçues par
les hommes de la Minuad, avaient attaqué plusieurs villages, pillant et volant
sur une base ethnique et faisant des milliers de déplacés". Lorsqu’elle proteste
contre les fausses informations qui lui avaient été initialement données, elle
s’entend répondre cette phrase, qui va la choquer : "parfois, on doit se
comporter comme des diplomates. On ne peut pas dire tout ce que l’on voit au
Darfour".
Dès lors, elle commence à poser autant de questions que possible et à récolter
des documents. "Je devais me battre car on m’avait interdit la consultation de
certains rapports militaires, auxquels mes subordonnés avaient pourtant accès.
Une fois, on m’a demandé : vous êtes porte-parole ou journaliste
d’investigations ?, se souvient-elle. Ils n’avaient pas tout à fait tort".
"Devant mon insistance, ma supérieure, Aïchatou Mindaoudou, qui elle aussi
donnait l’impression de lutter, m’a dit : 'toute l’information qui sort de la
Minuad est manipulée. Il y a deux ou trois personnes qui ont pris en otage cette
mission''. Que voulait dire Aïchatou Mindaoudou ? Cette Nigérienne, aujourd’hui
représentante du secrétaire général de l’ONU en Côte d’Ivoire, n’a pas donné
suite à nos e-mails.
"J’ai répété leurs mensonges !"
Nouvel incident grave en mars 2013 : 31 civils escortés par la Minuad sont
capturés par des forces pro-gouvernementales. "On m’a affirmé que nos hommes
avaient tenté de résister, ce que j’ai répété aux médias. Or j’ai appris plus
tard que les hommes de la Minuad n’avaient rien fait ! J’ai répété leurs
mensonges !", s’indigne-t-elle.
Aïcha El Basri continue de vivre entre New-York et Casablanca, sans être
particulièrement inquiétée pour le moment.
Aïcha El Basri avait-elle, dès le début de sa mission, l’intention de rendre
public ces documents qu’elle rassemblait patiemment ? "Je ne savais pas vraiment
ce que j’allais en faire, affirme-t-elle aujourd’hui. Au début, j’étais
convaincue qu’une enquête allait être ouverte au siège de l’ONU à New-York. Donc
j’ai gardé ça pour moi, même si j’avais envie d’en parler en public. Même après
ma démission du poste de porte-parole de la Minuad, en avril 2013, j’y ai cru.
J’ai tout raconté dans mon rapport de fin de mission. Ce n’est qu’en décembre
dernier [après un passage au Fonds des Nations unies pour la population] lorsque
j’ai vu que rien ne se passait, que j’ai décidé de quitter le système onusien
pour faire le travail moi-même."
Les révélations d’Aïcha El Basri - qui se consacre désormais à plein temps à
cette affaire - n’ont évidemment pas eu le même impact que celles d’Edward
Snowden. Elle continue de vivre entre New-York et Casablanca, sans être
particulièrement inquiétée pour le moment. Mais son engagement a permis de lever
le voile sur le manque de moyens mis à la disposition de la Minuad. Pour les
Casques bleus, cela a pour conséquence une grave vulnérabilité face aux factions
armées : 191 d’entre eux ont été tués depuis le début de la mission en janvier
2008.
Il y en a, en outre, la complexité des relations avec Khartoum. Sans son
autorisation, la Minuad ne peut pas fonctionner, puisque l’arrivée de son
personnel et de ses équipements est soumise à une autorisation du gouvernement
d’Omar el-Béchir. Cela contraint la Minuad à le ménager, bien qu’il soit
toujours accusé de jouer un rôle dans les exactions. La Minuad reste sans doute
un moindre mal, mais plus d’une décennie après le début de ce conflit meurtrier,
elle est toujours incapable d’y mettre fin.
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Pierre Boisselet
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