Ses relations avec son successeur, son rapport très décomplexé à l'argent, le sort de son fils... De retour à Dakar, l'ancien président se lâche. Et, manifestement, il est en pleine forme.
Abdoulaye Wade à Dakar, le 26 avril, au
domicile de
son ami et ancien ministre Madické Niang.
Quand Abdoulaye Wade jurait, il y a deux ans, à l'aube de sa dernière campagne
électorale, qu'il se sentait en pleine forme en dépit de son âge et qu'il était
en mesure d'assumer un troisième mandat présidentiel - ce qui provoquait
haussements de sourcils et ricanements de la part des observateurs étrangers -,
il fallait le croire. À 87 ans, "Gorgui" ("le vieux", en wolof) n'entend plus
très bien mais se porte à merveille. Il l'a prouvé le 25 avril quand, deux
heures après l'atterrissage de son avion en provenance de Casablanca, à l'issue
d'un exil en France de vingt-deux mois et d'une escale marocaine de trois jours
qui a tenu en haleine tout le pays, il a offert aux milliers de ses partisans
qui l'attendaient devant le siège du Parti démocratique sénégalais (PDS) un
discours de chef de guerre de près de trente minutes. Il était minuit passé.
Le lendemain, il est près de 23 heures lorsqu'il met un terme à l'entretien
qu'il a accordé à Jeune Afrique dans la demeure que lui prête son ami et ancien
ministre Madické Niang et qui lui sert de domicile provisoire à Dakar. Il n'a
pas encore dîné et sa garde rapprochée l'attend pour préparer le programme des
jours suivants, mais Wade, visiblement heureux de prouver qu'il a toute sa tête
en enchaînant vieilles anecdotes et grandes théories, ne semble pas pressé d'en
finir.
L'ancien président du Sénégal (2000-2012) n'a rien d'un retraité. Il y a
quelques mois, il a créé son propre cabinet à Dubaï, Wade International
Consulting. "Ce que j'ai fait au Sénégal, je peux le faire pour n'importe quel
chef d'État : monter des projets, les financer", argumente-t-il. Fort de la très
haute idée qu'il se fait de lui-même, il se rêve aussi en faiseur de paix :
ainsi, il se verrait bien médiateur en Centrafrique. "Si on me demande de
réconcilier le peuple centrafricain dans ses différentes composantes ethniques
et religieuses, je suis prêt à y aller. Mais il me faut le soutien de la
France", précise-t-il.
En attendant, sa priorité est à Dakar : à la libération de son fils et de ses
collaborateurs, poursuivis dans le cadre de la "traque aux biens mal acquis"
menée par le président, Macky Sall ; à la bataille des élections locales qui
approchent ; et "au retour de la démocratie", qui, selon lui, n'est plus une
réalité au Sénégal.
Jeune Afrique : Pourquoi rentrer maintenant, après
vingt-deux mois d'exil en France ?
Abdoulaye Wade : Il faut bien que je rentre chez moi... Lorsque j'ai été
battu par Macky Sall [en mars 2012], j'ai déclaré publiquement que j'étais prêt
à l'aider, mais il ne m'a jamais répondu. Alors je suis parti en France.
Immédiatement après, il a lancé une chasse aux sorcières contre tous ceux qui me
sont proches. Aujourd'hui, vingt-cinq de mes collaborateurs sont interdits de
sortie du Sénégal. Parmi eux, certains sont en prison. Pourquoi ? Il s'est
attaqué à ma femme, à mon fils... Un jour, Me Robert Bourgi a rencontré Macky
Sall. Macky lui a dit : "Je sais que vous connaissez bien Wade. Dites-lui que je
n'ai que du respect pour lui." Il dit qu'il a de la considération pour moi, et
après il met mon fils en prison !
Votre fils, Karim, est soupçonné par la Cour de répression
de l'enrichissement illicite (Crei) de posséder un patrimoine estimé à 117
milliards de F CFA (178 millions d'euros)...
Foutaises ! Je note qu'au début on parlait d'un patrimoine de 694 milliards de F
CFA, et qu'aujourd'hui c'est descendu à 117 milliards. La commission
d'instruction a donc effacé 80 % des accusations. Mais même dans les sommes que
les juges retiennent aujourd'hui - des comptes en banque imaginaires, des
sociétés avec lesquelles il n'a rien à voir, des maisons qui m'appartiennent
mais qui lui reviendront lorsque sa mère et moi quitteront ce monde -, presque
rien n'appartient à Karim. Avec la Crei, demain, un juge peut vous dire :
"Monsieur, il paraît que vous avez acheté la tour Eiffel à Paris, démontrez-moi
que ce n'est pas vrai."
Pourquoi ne pas l'avoir dénoncé avant ?
Parce que je ne voulais pas gêner mon successeur. Aujourd'hui, le Sénégal
va mal. Vous avez vu l'accueil que j'ai reçu à mon retour ? Il y avait des
millions de Sénégalais. Le président Macky Sall doit décoder cette mobilisation.
Moi je l'ai fait : je représente un espoir, en raison de ce que j'ai fait pour
le Sénégal, et aussi du fait qu'aujourd'hui ces gens sont désespérés. J'aurais
souhaité qu'il y ait un président - je ne dis pas qui ait la même aura que moi
ni qu'il obtienne les mêmes résultats -, qui, au moins, gagne le coeur des
Sénégalais.
Doit-on comprendre que vous vous présentez en ultime
recours ?
Non, c'est fini, j'ai dépassé le point de non-retour. Notez que je peux
renverser Macky Sall à tout moment. Il me suffit de lancer les populations sur
le palais. Mais ce n'est pas mon intention. Moi, ce que je veux, c'est que Macky
comprenne qu'il fait fausse route. Je ne peux pas tolérer que tout ce que j'ai
fait ici soit détruit. Il n'y a plus de démocratie aujourd'hui au Sénégal. Il
faut donc la ramener, mais ce n'est pas moi qui doit le faire, c'est lui. Et la
première chose à faire, c'est de libérer tous mes collaborateurs. Si Karim doit
être jugé, que ce soit par la cour de la Cedeao ou en France, mais pas par la
Crei, qui viole le droit à un procès équitable.
Et si cela devait être le cas ?
Les jeunes disent qu'ils marcheront sur le tribunal. Mais ce n'est pas
moi qui les y pousserai.
En rentrant, votre objectif est donc de faire sortir votre
fils de prison...
Pas seulement Karim. Tous mes collaborateurs doivent être libérés. J'ai
écrit deux lettres à Macky Sall, auxquelles il n'a jamais répondu. Dans la
première, je lui ai dit : "Monsieur le président, on vous raconte qu'il y a des
milliards, mais il n'y a pas de milliards. Vous vous engagez dans une voie sans
issue." Dans la seconde, je suis revenu plus en détail sur ce que l'on reproche
à Karim. J'y explique notamment d'où viennent les 2,5 millions d'euros qu'on a
trouvés sur un compte à son nom à Monaco.
D'où viennent-ils ?
Du roi Abdallah. C'était au début de ma présidence. J'étais allé en
Arabie saoudite. Vous connaissez les pratiques africaines et arabes : quand on a
un hôte, il faut lui offrir un cadeau. Le roi m'a donné 5 millions de dollars.
Mais pour éviter toute confusion, j'ai donné cet argent à mon fils, qui l'a
placé. Une partie de l'argent est allée sur un compte à New York, puis à Monaco.
Pourquoi ne pas avoir reversé ce don à l'État du Sénégal ?
Pour quelle raison aurais-je fait cela ? C'est à moi !
Un autre "don" du roi Abdallah a mené l'un de vos proches,
Aïdara Sylla, en prison au début de l'année dernière...
Je vais vous expliquer. Une fois que j'ai quitté le pouvoir, au mois de
mars 2012, le roi Abdallah me fait téléphoner par celui qui sert d'interprète
entre nous deux, et qui me dit : "Sa Majesté veut vous donner un cadeau." J'y
suis donc allé, et le roi m'a donné 10 millions de dollars. Sur cette somme,
j'ai confié 4,5 millions d'euros à mon ami entrepreneur [Aïdara Sylla] pour
qu'il règle des factures. Le problème, c'est qu'en rentrant au Sénégal il n'a
pas déclaré le chèque, et on l'a envoyé en prison. Mais il n'y a aucun délit.
Pourquoi le roi Abdallah est-il si généreux avec vous ?
Allez le lui demander. Nous sommes très amis, mais il fait autant ou plus
pour d'autres chefs d'État, sauf qu'ils ne le disent pas, eux. Je ne l'aurais
pas dit s'il n'y avait eu cette affaire.
Accueilli par le roi Abdallah d'Arabie
saoudite, alors qu'il était en pèlerinage
à La Mecque, en janvier 2006.
Vous êtes-vous enrichi durant les douze années de votre
présidence ?
Absolument pas. Je l'ai dit à des députés français, je vous le redis : si
j'ai un immeuble ou un compte en banque en France, qu'on le prenne. Tout ce que
je possède, c'est un appartement de 41 m² avenue des Ternes [dans le 17e
arrondissement de Paris] et quelques terrains et biens immobiliers au Sénégal,
que je possédais bien avant de faire de la politique.
Et votre maison de Versailles ?
Elle appartient à ma femme. Nous en avons fait une Société civile
immobilière (SCI) dont notre fille Syndiély possède 99 % des parts, de manière à
ce qu'elle ne paie pas de droits de succession quand nous mourrons. J'ai fait la
même chose avec ma maison du Point E à Dakar pour Karim [une maison que la Crei
a retenue dans son patrimoine].
Aimez-vous l'argent ?
Oui, je suis un libéral.
Karim Wade pourrait-il être un jour le président du
Sénégal ?
Il a une certaine popularité.
Et vous savez pourquoi ?
Parce qu'il a résolu le grand problème de l'énergie. Tous mes ministres
ont échoué, alors un jour [en octobre 2010] j'ai appelé Karim et je lui ai dit :
"Je sais que toi tu es capable de résoudre ce problème, mais je te préviens : si
tu fais un faux pas, tu tombes." Il m'a dit : "Je prends." Et, finalement, il
n'y a plus eu de coupures d'électricité. Ce n'est pas n'importe qui qui peut
faire ça.
Je reformule ma question : souhaitez-vous que Karim Wade
soit un jour le président du Sénégal ?
Peut-être, à un moment, me suis-je laissé tenter par cette idée. Mais au
moment où je vous parle, je ne le souhaite pas. Maintenant, je n'irai pas
jusqu'à lui dire de ne pas s'impliquer en politique. Je ne suis pas un
dictateur, même avec mes enfants.
Pourrait-il vous succéder à la tête du Parti démocratique
sénégalais (PDS) ?
Si les militants le décident, pourquoi pas...
Regrettez-vous de vous être présenté en 2012 ?
Pas du tout.
Vous auriez pu sortir par la grande porte.
Qu'est-ce que ça peut faire ? J'ai gagné contre Abdou Diouf, j'ai perdu
contre Macky Sall, point final ! Mais vous savez, en 2012, je n'avais personne
pour me remplacer, ni Karim ni personne d'autre. Conscient de mon âge, je
voulais mettre en place un système pour faire élire un nouveau président dans
les trois ans qui suivaient.
Maintenant que vous n'avez plus d'ambition électorale,
vous pouvez nous dire quel âge vous avez. Il y a un flou sur votre date de
naissance...
J'ai 87 ans. Mais admettons que j'en aie 90 : et après ? Je suis en bonne
santé. Mon père est mort à 101 ans, il a fait la Grande Guerre. Ma grand-mère
est morte à 121 ans. Dans ma famille, on connaît la longévité. Mais je suis
musulman, je sais que je peux partir à tout moment. Je sais que j'ai fait
tellement de bien sur la terre que j'irai au paradis.
__________
Propos recueillis par Rémi Carayol
Habré : "Une bonne chose qu'il soit jugé"
Soupçonné d'avoir, durant sa présidence, freiné des quatre fers la procédure
judiciaire enclenchée contre l'ancien chef de l'État tchadien Hissène Habré,
réfugié au Sénégal depuis vingt-quatre ans et accusé de crimes contre l'humanité
et de crimes de guerre, Abdoulaye Wade se réjouit à l'idée que son ancien hôte
(aujourd'hui incarcéré) soit jugé à Dakar. "C'est une bonne chose, dit-il. Le
procès Habré, c'est moi qui l'ai amené au Sénégal, car je ne pouvais pas
accepter qu'un chef d'État africain soit jugé par des tribunaux non africains -
hormis la Cour pénale internationale (CPI). La Belgique me talonnait pour le
juger, et c'est pour ça que j'ai engagé le Sénégal. Après, ça a tardé car nous
n'étions pas d'accord avec nos amis occidentaux, sur les questions de
financement notamment. Je ne voulais pas que le Sénégal débourse un seul franc."
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