Tobie Nathan, auteur, entre autre, de "L'Étranger ou le pari de l'autre", paru aux éditions Autrement, revient sur le phénomène des enfants sorciers apparu il y a moins d’une trentaine d’années. Faisant partie intégrante des sociétés africaines, la sorcellerie, qui vise aussi bien les albinos que les jumeaux, les enfants ou les handicapés, reste un élément indissociable du pouvoir.
La sorcellerie sort renforcée du combat des
églises.
Tobie Nathan est Professeur émérite de psychologie, Université Paris 8,
spécialiste en ethnopsychiatrie.
Jeune Afrique : La magie et les crimes rituels
restent-t-ils des éléments incontournables des mondes africains ?
Tobie Nathan : Quand j'étais conseiller culturel à Conakry, le
successeur de Moussa Dadis Camara, Sékouba Konaté, entendait se présenter aux
élections. Il faisait venir auprès de lui des camions entiers d'albinos pour se
donner la chance. Je les ai vus ! Il voulait les toucher. Plus il y en avait,
plus il aurait de la chance. Il les faisait ramasser dans la rue, ce qui est
facile à Conakry, parce que les albinos sont souvent ceux qui vendent les cartes
téléphoniques. Cette croyance est un héritage de temps plus anciens, où les
albinos pouvaient être soumis à des traitements bien plus cruels, comme on le
sait.
Pourquoi ?
Il est possible que ce soit lié aux rituels de mort. Les morts sont
blancs, les os sont blancs, et dans de nombreux rituels où l’on convoque les
trépassés, on s’enduisait le corps de kaolin. Aujourd'hui, on s'habille en
blanc. L’idée persiste que les albinos auraient une relation particulière avec
le monde des morts.
Les pratiques magiques visent-elles surtout les albinos ?
Les singularités qui revêtent une vraie signification ontologique
tournent plutôt autour de la question des jumeaux. C'est le noyau dur,
puisqu’ils sont à l'origine du monde. Ce récit des origines de l'humanité se
retrouve un peu partout en Afrique. Du coup, on se comporte vis-à-vis des
jumeaux comme s'ils n'appartenaient pas à la même espèce que les autres hommes.
Ils comptent parmi les "fondateurs", ils sont donc capables de détruire ce qui
existe. Certaines ethnies les tuaient à la naissance, d’autres n’en tuaient
qu’un sur deux, tandis que d’autres encore les adoraient. Aujourd'hui, il est
possible de croiser dans la rue des mères accompagnées de leurs jumeaux
endimanchés. En échange d’argent, vous pouvez toucher leur tête pour attirer la
chance. Celui qui a des jumeaux doit partager sa chance. Une maman qui a eu des
jumeaux change de nom, elle devient "la mère des jumeaux". L'enfant qui suit les
jumeaux hérite lui aussi d'un nom particulier. "Sadjo", chez les Malinkés et
chez les Bambaras, c'est quelqu'un qui arrive après les jumeaux, c'est ce qui le
protège et on le dit plus puissant encore que les jumeaux.
De quoi sont-ils capables ?
Si les jumeaux se tournent contre la famille, ils peuvent la détruire. Il
existerait par ailleurs une espèce de connexion, des jumeaux entre eux,
dépassant les ethnies. Les jumeaux peuls peuvent ainsi communiquer avec les
jumeaux malinkés ! La plupart des mondes africains vivent dans l'idée que les
êtres humains n'appartiennent pas à une seule espèce mais à plusieurs, que les
individus de ces espèces ont des liens entre elles et que ces liens créent des
solidarités transversales. Ces appartenances psychologiques ou biologiques
autorisent une proximité particulière. Les "nit ku bon" – "mauvaises personnes"
en wolof – du Sénégal sont pour nous des autistes qui n'entrent pas en
interaction avec autrui. Les Sénégalais pensent, eux, que les "nit ku bon" sont
de fait en interaction avec d'autres, que l'on ne voit pas. Ils appartiennent à
une sorte d'ethnie transversale, dont il faut les détacher.
Il en va de même avec les enfants sorciers ?
L'existence des enfants sorciers est un phénomène moderne assez récent.
J'ai été très impressionné la première fois que j'en ai vu un lors d'une
consultation à Bobigny, dans le service de psychiatrie de l'enfant et de
l'adolescent, alors dirigé par le Pr Lebovici. J’avais reçu un gamin brûlé au
fer à repasser par la femme de son grand-frère. Il portait la marque bien
dessinée du fer et la femme avait essayé de faire croire que c'était un
accident. Aujourd'hui, elle serait partie en prison tout de suite, à l'époque
ils ont demandé une consultation d'ethnopsychiatrie. J'ai envoyé un de mes
étudiants congolais dans la famille. Et à la surprise de tout le monde, l'enfant
de 8 ans a déclaré : "Je suis un sorcier, j'ai mangé mon petit-frère et il va
mourir." Il parlait du fils de son grand-frère, son neveu. C’est pour cette
raison que la mère s’en était pris à lui avec le fer. C'était en 1986. Depuis
j'ai vu plusieurs dizaines d’autres cas.
Comment apparaît la sorcellerie ?
C'est toujours à peu près le même mécanisme. Vous avez une famille où il
arrive une série de malheurs – ce qui est le cas chez quasiment tout le monde à
partir du moment où vous pensez en famille. Surtout ces derniers temps, au
Congo, où des villages entiers ont été décimés par la guerre ou par des
épidémies. Et quand frappe le malheur, on se demande d'où il vient, qui est
responsable.
Autrefois, on n'accusait pas les enfants...
La sorcellerie traditionnelle africaine permettait notamment la défense
du matrilignage. Par exemple, toutes les sœurs d'un homme qui venait de mourir
réclamaient ce qui lui appartenait, ne laissant pas une petite cuillère à la
femme et aux enfants. Si la règle n'était pas respectée, on faisait appel à la
sorcellerie, dont l'art était détenu par les oncles maternels le plus âgé. La
sorcellerie était donc en général l'apanage d'un ancien et dirigée contre
quelqu'un de son lignage, qui a trahi. Dans la tradition, c’est donc le plus
souvent cet oncle maternel qui est accusé de sorcellerie.
Que s’est-il passé pour que les choses basculent ?
Une conjonction de phénomènes sociologiques. Notamment la multiplication
des orphelins et des enfants des rues, comme le montre Geneviève N'Koussou dans
Enfants soldats enfants sorciers, qui se sont constitués en bandes et sont
parfois devenus des enfants soldats. L’arrivée de Kabila à Kinshasa en 1997
accompagné de hordes d’enfants soldats, pour certains âgés de dix ans, plus
petits que leur kalachnikov a terrorise les populations. Ils ont fait la loi
dans la rue et cela a profondément modifié le regard que l’on portait sur
l’enfant. À Kigali, Paul Kagamé, le président rwandais, leur a fait la chasse, à
Bujumbura ils étaient des milliers, au Congo, ils se sont incrustés. Mais à ce
groupe s’est greffé un autre groupe, celui des enfants Lunda, qui pour certains
allaient en Angola, dans les mines de diamants et en revenaient parfois très
riches parce qu’ils avaient réussi à voler une pierre. Plus argentés que leurs
aînés, ils ont provoqué une sorte d’inversion de la hiérarchie.
Ce n'est pas la seule cause...
Non. Viennent ensuite les églises évangéliques. Non seulement les
pasteurs permettent les mariages interethniques autrefois proscrits, mais ils
proposent aussi de guérir les enfants soldats, considérés comme des sorciers.
Tout cela les rend très populaires, et ils attirent des milliers de personnes.
Ces églises sont toutes bâties sur le même modèle, fourni dès les années 1920
par Simon Kimbangu : elles s’appuient sur la dénonciation des traditions
sorcières. Les fidèles se réunissent en disant : "Nous sommes tous frères, mais
notre communauté est attaquée par une puissance étrangère – et cette puissance
étrangère, ce sont les sorciers." La dénonciation des sorciers, au début, c’est
la dénonciation des aînés. Mais on a toujours eu beaucoup de mal à accuser les
aînés qui jouissent traditionnellement d'un très grand respect. Le cas d’une
église ayant brûlé après que trois oncles maternels accusés de sorcellerie
eurent été chassés a été raconté de nombreuses fois, avec des variantes. C’est
une scène paradigmatique ! Un glissement s’opère alors, et on commence à accuser
les enfants, qui ont un peu trop l’air innocents. Même des bébés !
Comment devient-on enfant sorcier ?
Il existe des dizaines de livrets d’aveux, distribués par les églises. Le
modèle est toujours le même. Un vieux ou une vieille offre à un enfant quelque
chose à manger, une friandise, un morceau de viande, de pain. Après qu’il a
mangé, l’aîné demande "Tu sais ce que tu as mangé ? C’est de la chair humaine,
et maintenant, il faut que tu donnes ta part". L’enfant doit alors donner
quelqu’un de sa famille, frère, mère, soeur. C’est comme ça que commence la
sorcellerie.
Que lui arrive-t-il ensuite ?
Au sein de l’église, l’enfant sorcier va subir un processus au cours
duquel on va lui faire "vomir la sorcellerie" - c’est la phrase – puisqu’il a
"mangé" des gens. C’est une sorte d’exorcisme très violent au cours duquel
certains meurent ou s’enfuient pour rejoindre les enfants des rues.
Comment expliquer la persistance de ces pratiques ?
Ces aveux publics guérissent les gens et c’est pourquoi cela persiste. Y
mettre fin ne serait possible que s’il existait une offre thérapeutique, un
traitement de substitution aussi efficace, aussi socialisant, aussi public.
Accueillant tous les malheurs du monde, les pasteurs font un vrai travail
social. Sans cette soupape, certaines sociétés africaines exploseraient. Certes
la maltraitance vis-à-vis des enfants sorciers est criminelle, mais l’utilité
sociale des églises est indéniable. Elles extraient les gens des systèmes de
solidarité ethnique pour les faire entrer dans un système de solidarité
nationale et elles répondent à des nécessités de prise en charge sociale là où
il n’en existe aucune.
Mais la sorcellerie innerve, au fond, une grande partie de
la société ?
La sorcellerie sort renforcée du combat des églises. Quand quelqu’un vous
propose de faire partie d’un groupe sorcier, vous y allez nécessairement. Vous
voulez acquérir du pouvoir, de l’argent, un poste – vous devez rentrer dans un
groupe sorcier ! Même les places les moins importantes n’échappent pas à cette
règle. Cette sorcellerie du quotidien n’est plus du tout maîtrisée par les
oncles maternels. Et si on ne comprend pas ces processus, qui sont les
véritables mécanismes du pouvoir en Afrique, on ne comprend pas la politique
africaine. Pourquoi le gamin dit “oui, je suis un sorcier ?” C’est simplement
parce qu’il espère l’être vraiment. Cela offre beaucoup d’avantages – qu’il ne
pourrait obtenir par d’autres moyens.
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Propos recueillis par Nicolas Michel
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