Les incessants accrochages entre milices se sont transformés en une véritable guerre opposant les islamistes aux combattants de Khalifa Haftar. Il faut dire que, depuis la révolution, rien ne s'est passé comme il aurait fallu.
Tripoli, le 28 juillet, après
l'explosion d'une roquette sur un réservoir de carburant.
Minée par de violents combats entre les groupes armés islamistes et leurs
opposants, la Libye sombre dans la guerre civile. Près de trois ans après
l'euphorie de la victoire contre le régime de Mouammar Kadhafi, les anciens
révolutionnaires n'ont jamais lâché leurs armes, bien au contraire. De ce chaos
ont jailli une coalition politique islamiste radicale et des groupes jihadistes
qui affrontent les troupes du général à la retraite Khalifa Haftar.
La myriade de conflits locaux s'est estompée pour laisser place à cette grande
guerre. L'État, qui n'a jamais réussi à exercer son autorité, à gouverner et à
harmoniser des institutions embryonnaires, se révèle failli. La transition vers
une Libye démocratique a été semée d'embûches, sans le soutien escompté de la
communauté internationale, et freinée par des erreurs politiques commises dès le
départ. Retour sur les raisons d'un fiasco.
1. Une transition mal préparée
Après six mois de combats avec l'appui de l'Otan, les révolutionnaires
libèrent Tripoli en août 2011. Le Conseil national de transition (CNT), créé en
février de la même année, est pris de court : il n'a pas eu le temps de se
pencher sur l'organisation de l'après-Kadhafi. Pressé par les puissances
étrangères qui ont joué un rôle majeur dans la débâcle du "Guide", le CNT publie
le 3 août, à Benghazi, une déclaration constitutionnelle.
La Jamahiriya n'a légué ni institutions fortes, ni armée, ni administration, et
la feuille de route du CNT ne tranche pas les questions les plus délicates :
forme de l'État, purge des éléments de l'ancien régime, fédéralisme... Mais elle
fixe des délais, avec des rendez-vous électoraux et la passation du pouvoir
entre le CNT, organe révolutionnaire, et un embryon d'État de droit.
La transition est censée durer moins de deux ans, et un délai de soixante jours
est prévu pour la rédaction de la Constitution. Irréaliste. Élu finalement au
suffrage universel en février 2014, le "groupe des soixante" chargé de cette
mission n'a pas encore livré sa copie.
2. L'illusion parlementaire
En juillet 2012, la Libye organise ses premières élections législatives.
Même si le scepticisme domine, les partenaires internationaux font tout pour que
l'on retienne l'image d'une fête démocratique. Plus de 60 % des inscrits se
déplacent.
Surprise : 39 candidats de l'Alliance des forces nationales, de Mahmoud Jibril,
l'ex-Premier ministre de transition (de mars à octobre 2011), sont élus, contre
17 pour le Parti de la justice et de la construction, émanation locale des
Frères musulmans. Sauf que le Congrès général national (CGN) compte 200 sièges,
dont 80 seulement sont réservés aux partis.
La compétition pour capter les 120 restants, élus individuellement, tourne à
l'avantage des islamistes, regroupés en deux blocs : celui de la Fidélité au
sang des martyrs, et celui des Frères musulmans et apparentés. Faiblement doté
en ressources humaines qualifiées, souvent attaqué par des miliciens, le CGN
donne une piètre image. Mais son premier président, Mohamed al-Megaryef,
s'impose de fait comme chef de l'État.
3. La politique de la revanche
Selon l'ancien Premier ministre Ali Zeidan (de novembre 2012 à mars
2014), "la loi d'isolation politique est la principale cause du chaos en Libye".
Votée par le CGN, sous la menace des armes, en mai 2013, cette mesure de
"dékadhafisation" entend exclure de la vie publique tous les collaborateurs de
l'ancien régime.
Une vengeance politique qui cible surtout les rares cadres et hauts
fonctionnaires qui n'ont pas fui le pays, mais qui, bizarrement, épargne ceux
des islamistes qui ont assidûment fréquenté Seif el-Islam Kadhafi, l'un des fils
du "Guide". Victime de taille : Mohamed al-Megaryef, en tant qu'ancien
diplomate, démissionne de la tête du CGN.
La loi pousse à l'exil de nombreux patriotes qui ont participé au renversement
de Kadhafi, tandis qu'au Caire, à Johannesburg ou à Tunis, certains de leurs
adversaires rêvent de revanche, financent des milices et déstabilisent plus
encore le pays.
4. Fédéralisme ? Califat ? Monarchie ?
À aucun moment au cours de ces trois années, le fragile gouvernement ou
le Parlement n'ont lancé un débat de fond sur la forme politique de la Libye
post-Kadhafi. Pour faire valoir les revendications des différentes parties,
c'est une fois encore la force ou le boycott pratiqué par les minorités
(Amazighs, Touaregs et Toubous) qui ont primé. Dans l'est du pays, longtemps
délaissé par Kadhafi, le courant fédéraliste est puissant et mise sur le rejet
des institutions de Tripoli.
Pourtant, la Cyrénaïque est aussi confrontée à la plus forte insurrection
islamiste. C'est dans cette région que, dès mai 2013, Ansar el-Charia diffuse un
message saluant ceux qui oeuvrent à "installer un califat" en Tunisie. De cette
région, aussi, que de nombreux Libyens et des combattants étrangers partent pour
la Syrie ou l'Irak afin de combattre aux côtés des islamistes.
Au point que la Libye apparaît comme une plaque tournante de la mouvance
jihadiste en Afrique du Nord. Il y a également, pour finir, les nostalgiques de
la monarchie, qui idéalisent largement la stabilité du temps du roi Idriss
(1951-1969).
Le 26 juillet, dans la capitale, des manifestants
appellent à la fin des combats.
5. La malédiction
du pétrole
Riche de son or noir (qui représente plus de 90 % des revenus de l'État),
la nouvelle Libye n'a pas su réformer ce secteur pourtant vital pour l'économie.
Malgré la mise en place par le CNT de comités d'enquête sur la gestion de la
manne pétrolière sous l'ancien régime, la renégociation de contrats passés et la
volonté affichée d'assainir cette industrie, l'opacité règne toujours,
provoquant l'ire des populations, qui exigent une meilleure répartition des
revenus du pétrole.
Le secteur est miné par les tensions et les coups de force d'anciens
révolutionnaires. Chargé de la sécurité des installations pétrolières de
Cyrénaïque par le CNT puis par le gouvernement de transition, le chef de milice
Ibrahim al-Jadhran a tourné casaque et s'en est emparé.
C'est ainsi que, de juillet 2013 à avril 2014, le centre névralgique de
l'industrie pétrolière libyenne a été paralysé : les exportations ont chuté de
1,5 million de barils par jour à moins de 250 000. Cette crise a occasionné des
pertes de plus de 13 milliards d'euros pour l'État, totalement discrédité. Les
députés islamistes en ont profité : en mars, sous leur pression, le Premier
ministre, Ali Zeidan, a été limogé.
6. Des milices qui font la loi
Après la guerre, le CNT s'est retrouvé seul pour construire l'appareil
sécuritaire. Et son président, Moustapha Abdeljalil, a confié le maintien de
l'ordre aux brigades révolutionnaires placées sous la tutelle des ministères de
l'Intérieur et de la Défense. Grave erreur !
Ils étaient environ 30 000 combattants face aux troupes de Kadhafi ; ils seront
plus de 250 000 hommes en armes à servir des milices grassement payées par un
gouvernement qu'elles déstabilisent... En l'absence de toute politique
économique, elles sont devenues les principaux employeurs du pays. Les
imposantes milices de Misrata, Benghazi, Zintan et Tripoli font donc la loi et
s'affrontent pour le compte de leurs tribus, régions et idéologies - plus que
pour l'intérêt national, dont beaucoup n'ont cure -, tout en entretenant des
relations incestueuses avec les mouvements politiques, à qui elles prêtent leur
force militaire.
Quitte à enlever un Premier ministre (Ali Zeidan), des députés, des diplomates,
et à multiplier les attaques contre les ministères et le CGN, les assassinats
contre des juges, des militaires, des journalistes... Depuis le lancement par
Khalifa Haftar de l'opération Dignité, le 16 mai, pour "purger le pays des
islamistes", la bataille est frontale.
7. Le monde ne répond plus
Pendant la révolution, des pays du Golfe tels que le Qatar ont mobilisé
des hommes et des moyens aux côtés de l'Otan pour appuyer les brigades rebelles.
Mais une fois le régime de Kadhafi renversé, les Occidentaux se sont brutalement
désengagés. Si bien que, aujourd'hui, de nombreux acteurs de la démocratie
libyenne déplorent un "abandon" de la communauté internationale, regrettant un
manque de soutien patent en matière de sécurité, de désarmement et de
sécurisation des frontières.
Certains États qui étaient en première ligne en 2011 n'ont pas eu leur "retour
sur investissement", veut-on croire au sein du gouvernement. Et rapidement, des
pays du Golfe se sont mués en parrains financiers d'hommes politiques, de
milices ou encore de médias. C'est ainsi que le Qatar et la Turquie ont
largement soutenu les campagnes politiques d'anciens jihadistes, des Frères
musulmans et de leurs alliés, qui ont pris l'habitude de se retrouver
régulièrement à Istanbul.
Face à eux, l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Koweït appuient le
camp anti-islamiste. Une façon de transposer sur le terrain libyen leur
animosité envers le Qatar.
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