FigaroVox: Tripoli a récemment été prise par les milices, et des combats font rage entre les soutiens du gouvernement régulier et les combattants de Misrata. Trois ans après l'intervention en Libye, comment en sommes-nous arrivés là? Le pays a-t-il été victime de ses très nombreuses lignes de fracture internes, à l'échelle régionale ou même locale?
Patrick HAIMZADEH: D'abord, il faut faire attention aux mots. Que
signifie «prend Tripoli» aujourd'hui? La capitale n'est en effet pas «prise», au
sens d'occupée par une armée étrangère ; les milices qui y étaient, fidèles à
Heftar, ont simplement été défaites, ont quitté leurs casernes et la zone de
l'aéroport. L'ordre règne donc, dans une certaine mesure, à Tripoli, car la loi
des armes a joué, et les fidèles du général ont quitté la ville, laissant à
leurs adversaires seuls le contrôle de la ville.
Depuis le début de la guerre, en 2011, l'échelle locale et régionale dominent
sur l'échelle nationale. Sous Kadhafi - phénomène que j'ai longuement étudié
dans mon livre, la diversité et la complexité de la Libye rendait très difficile
la définition d'une véritable identité nationale. Les Libyens ont vécu 42 ans
sous la férule de Kadhafi, et l'identité nationale de ce pays jeune (créé
officiellement en 1951) était donc bon an mal an étroitement liée au régime
autoritaire de Kadhafi. La chute de son régime au terme d'une guerre civile de 8
mois et d'une intervention militaire étrangère qui a polarisé le pays, l'a coupé
en deux parties - celle soutenue par les occidentaux, et celle qui pensait
défendre Kadhafi et leur pays contre une invasion étrangère - a fait voler en
éclat cette identité nationale libyenne fragile. Cette guerre civile de 2011 a
consisté en de multiples petits combats à l'échelle locale, sans projet sur le
long terme. Depuis, le pays est resté morcelé, militarisé, tant sur le plan des
mentalités que matériellement.
Les populations libyennes se sont conséquemment recentrées sur les mentalités
primaires, à savoir la ville, la tribu ou le clan. Ce contexte de militarisation
et de repli sur soi, sans identité ni gouvernement national n'a évidemment pas
favorisé le retour à l'ordre, et la cacophonie politique qui en résultait
empêchait d'articuler intelligemment ces cercles locaux pour reconstruire un
vivre-ensemble national.
La Libye est aujourd'hui divisée entre les milices de
Misrata et leurs alliés islamistes, notamment autour de Benghazi et à Tripoli,
et les milices de Zintan et du général Haftar. S'agit-il d'un conflit
économique, politique, ou avant tout religieux?
Qu'entend-t-on par islamistes? Il faut savoir qu'en Libye, il n'existe pas de
courant laïc. La religion est toujours centrale ; quelle que soit la partie qui
l'emportera elle constituera la source principale de toute une future
constitution. Par exemple, le statut de la femme découle fortement des préceptes
religieux. Le débat n'est donc pas entre les laïcs d'une part et les religieux
d'autre part.
On peut distinguer aujourd'hui plusieurs courants dans la mouvance teintée
d'islam politique. D'une part, ceux - majoritaires - qui acceptent de jouer le
jeu des élections: les Frères musulmans, par exemple, ou encore les salafistes
nationalistes (dont se réclame par exemple Abdelhakim Belhadj). Un autre courant
est celui des salafistes d'ansar al charia qui prônent la mise en place d'un
Etat libyen islamique basé sur les préceptes de la charia. Enfin, on compte un
certain nombre de jihadistes takfiristes très localisés géographiquement
(principalement dans la ville de Derna en Cyrénaïque) qui prônent la mise en
place d‘un califat et ne s'inscrivent pas dans une perspective nationale
libyenne.
Les salafistes nationalistes qui comptent parmi les milices les plus puissantes
militairement ont joué un rôle essentiel dans la Révolution de 2011. Ils ont été
soutenus en 2011 par le Qatar avec l'appui de la France et de l'Otan à l'époque.
Certains de leurs chefs étaient même représentés à Benghazi dans la salle
d'opérations mise en place par la coalition occidentale. Outre leur poids
militaire, ils disposent donc d'une forte légitimité «révolutionnaire». Leurs
chefs sont souvent jeunes (quarantenaires), apparaissent comme intègres et pieux
et n'ont pas été compromis sous le régime Kadhafi: en somme, ils se considèrent
et apparaissent à beaucoup comme les garants de la pureté «révolutionnaire». De
fait, leur objectif est d'écarter du pouvoir tous ceux ayant collaboré avec
Kadhafi: c'est dans cet esprit que fut conçue la loi d'isolement politique. La
bipolarisation est ici assez claire, entre ces garants de la Révolution,
souhaitant être des acteurs majeurs de la Libye post-Kadhafi, et leurs
adversaires partisans du coup de force du général Heftar dont certains se
qualifient - à tort - de courant «libéral» ou «nationaliste» et qui regroupe en
fait nombre de cadres de l'ancien régime, certaines tribus de l'Est et de
l'Ouest ainsi que les autonomistes de Cyrénaïque. La lutte pour le pouvoir est
désormais ouverte entre les deux camps. Ce prisme est central pour comprendre le
contexte libyen actuel.
Le général Heftar a appelé à l'aide les pays occidentaux
pour repousser les milices islamistes de Libye. En cas de victoire, peut-on
craindre un scénario à l'égyptienne pour ce militaire, ancien soutien de
Kadhafi?
L'appel du général Haftar est bien ironique: c'est lui qui fut
l'agresseur fin mai et qui par sa tentative de coup de force a contribué à
bipolariser la situation et précipité le pays dans la guerre civile! C'est lui
qui, sous prétexte d'éliminer ses adversaires - jetés dans le même panier sous
l'appellation d'«islamistes» et de «terroristes». Son coup de force contre le
Conseil Nationale Général (parlement précédent) le 18 mai dernier a plongé le
pays dans le chaos: il pensait être suffisamment puissant pour anéantir ses
opposants en moins d'une semaine, et on en constate aujourd'hui encore les
résultats puisque malgré le soutien direct d'acteurs étrangers - l'aviation
émirienne a bombardé mi-août des objectifs de ses adversaires à Tripoli - ses
partisans ont perdu la bataille de la capitale.
Le général Heftar n'est pas démocrate. Si l'Occident lui vient en aide, cela
signifierait que nous désignons ses adversaires comme nos ennemis et nous
inscrivons militairement directement dans la guerre civile. Il faudra en payer
le prix, et en assumer les conséquences car cela ne fera que radicaliser les
extrémistes, voire leur permettre de rallier de nouveaux soutiens et aggraver la
guerre civile. Actuellement les trois plus grandes villes du pays: Tripoli,
Misrata et Benghazi sont contrôlées par ses adversaires. Allons-nous donc
soutenir un militaire qui n'est pas soutenu que par une coalition hétéroclite de
Libyens qui ne veulent plus d'un nouveau militaire -en outre plus âgé que
Kadhafi - pour diriger le pays? Si tel devait être le cas, le discours sur les
valeurs qui a été mis en avant en 2011 pour justifier notre intervention
militaire en Libye apparaîtrait comme une sinistre farce.
Le ministre de la défense, Jean-Yves le Drian, a appelé
dans une interview au Figaro à agir en Libye. Il compte notamment mobiliser ses
homologues européens dans ce conflit. Qu'en pensez-vous?
Outre les conséquences tragiques évoquées précédemment qui en
découleraient sur le terrain, la question qui se pose est celle du cadre.
Comment intervenir? Avec quel mandat? A la demande de qui? Du parlement de
Toubrouk, élu par moins de 10% des électeurs libyen? Nous ne sommes pas dans la
même situation qu'au Mali, où le président nous avait expressément appelés à
l'aide, soutenu par sa population et où nous disposions d'un mandat du Conseil
de sécurité.
Il faudrait également définir l'objectif de l'intervention car il s'agirait bien
là d'une opération de guerre où il faudrait désigner un ennemi et soutenir un
camp contre l'autre dans une guerre civile. S'agissant enfin des modes d'action:
des opérations aériennes sur des adversaires fortement imbriqués en zone urbaine
n'auraient aucun sens et déployer des troupes pour occuper un pays deux fois et
demi comme la France avec une population majoritairement hostile à une
intervention est totalement irréaliste. Imaginer enfin que nous pourrions
bombarder quelques sites jihadistes dont le ministre a affirmé qu'il en
existerait dans le Sud libyen ne tient pas compte du fait qu'il y a continuité
entre le Sud et les grands sites urbains de l'Est et de l'Ouest que sont
Benghazi et Tripoli et qu'une telle opération nous entraînerait dans un
engrenage extrêmement dangereux. L'Algérie enfin a annoncé son opposition à
toute nouvelle intervention militaire étrangère en Libye.
Une intervention militaire causera forcément plus de problème qu'elle n'en
résoudra: regardez les conséquences de nos actions en 2011.
Quelle serait alors une forme d'intervention intelligente
et efficace, selon vous?
La seule solution viable est celle de la médiation par les Nations Unies
ou des acteurs extérieurs, comme des pays d'Afrique. Ces négociations prendront
du temps et leurs chances de réussite aléatoires, mais malheureusement la seule
solution réaliste. Un travail diplomatique s'impose aussi pour tenter d'éviter
l'internationalisation du conflit. La France quant à elle, du fait de son
engagement militaire direct en 2011, dispose d'une marge de manœuvre étroite car
pour nombre de Libyens, elle est responsable de la situation actuelle.
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