De la Mauritanie à Djibouti, leur présence ne fait plus grincer des dents. Américains, Français ou Britanniques, on se les arrache au nom de la lutte contre le terrorisme. Résultat : les soldats étrangers n'ont sans doute jamais été aussi nombreux en Afrique depuis les indépendances.
Militaires français aux premiers jours de l'opération Serval, en janvier 2013.
La scène se déroule le 19 juillet dans la fournaise de N'Djamena, quelques
minutes après un entretien aussi long que fructueux avec Idriss Déby Itno. Dans
l'un des hangars surchauffés de la base aérienne Adji-Kosseï, François Hollande,
devant ses troupes et au milieu de quelques-uns des fleurons de la force de
frappe française (avions de chasse Rafale, hélicoptères Puma, chars Sagaie et
VAB), refait l'histoire de la présence militaire française au Tchad et énonce
une vérité qui, pour certains, n'en est pas vraiment une : "Nous ne sommes pas
ici chez nous."
Un peu tout de même. Dans ce pays qui a été le théâtre d'opérations gravées dans
les annales de son armée, la France compte depuis le mois d'août 1 200 à 1 300
de ses soldats, parmi lesquels quelques-uns de ses officiers les plus
chevronnés.
C'est d'ici, désormais, que seront conduites l'ensemble des opérations menées
dans le Sahel, des côtes atlantiques de la Mauritanie aux dunes roses du désert
libyen, dans le cadre du dispositif Barkhane : 3 000 hommes répartis dans cinq
pays et une dizaine de bases, 400 véhicules, 20 hélicoptères, 6 avions de
chasse, 3 à 4 drones... "Un truc énorme !" glisse un officier en poste dans la
région. Qu'on se le dise : avec une douzaine de bases plus ou moins tenues
secrètes, la France est de retour en Afrique.
Elle n'est pas la seule. Ce 19 juillet sur la base Kosseï, quatre treillis gris
attirent l'oeil dans la forêt des treillis vert kaki. Quatre Américains. Des
agents de liaison, nous dit-on, qui font le lien avec Vicence, en Italie, la
base de l'US Air Force qui "chapeaute" l'Afrique. Officiellement, il n'y a aucun
soldat américain au Tchad. En réalité, on en dénombre quelques dizaines :
récemment, l'US Army s'est mise en quête d'un contractant pouvant assurer le
soutien de 35 personnes pendant six mois, "près de N'Djamena", indique l'appel
d'offres. Aujourd'hui, la capitale tchadienne, c'est the place to be pour les
armées étrangères.
On est certes encore loin du hub militaire que représente Djibouti. À elle
seule, la capitale du pays compte près de 7 000 soldats étrangers - soit presque
1 pour 100 habitants. Il y a là les Français, bien sûr, qui font partie du
paysage. La France y possède une base considérée comme essentielle depuis
l'indépendance, en 1977. Il y a les Américains, plus nombreux mais plus discrets
: ils ne sortent quasiment jamais, et toujours avec les plus grandes
précautions.
Aux États-Unis, le camp Lemonnier revêt une importance particulière : il s'agit
de la seule base officielle dont dispose la première puissance mondiale sur le
continent (si l'on excepte celle de Diego Garcia, dans l'océan Indien). Mais
quelle base ! Quatre mille hommes, des avions de chasse, des drones, une surface
multipliée par six en quelques années et des travaux faramineux depuis que les
Américains en ont pris possession, en 2002. Le Pentagone prévoit de dépenser 1
milliard de dollars sur les vingt-cinq prochaines années pour l'agrandir. En mai
dernier, Washington et Djibouti ont signé un nouveau bail de dix ans
renouvelable qui satisfait tout le monde.
Bientôt des Chinois et des Russes ?
Dans la ville, il y a aussi des Japonais (les premiers déployés hors de leur
pays depuis... 1945), des Italiens, des Allemands (quelques dizaines) et, qui
sait, peut-être y croisera-t-on un jour des Chinois et des Russes. Pékin en a
fait la demande l'année dernière. Moscou aussi. Ce qui n'est pas vraiment du
goût des Américains...
Rien à voir avec l'époque de la guerre froide, quand les deux blocs, Est et
Ouest, se disputaient les alliés sur le continent. Mais jamais peut-être depuis
ce temps-là l'Afrique n'avait été à ce point convoitée par les états-majors des
puissances de ce monde. Le Tchad et Djibouti donc, mais aussi le Mali, le Niger,
le Sénégal, l'Éthiopie, le Kenya ou encore les Seychelles - liste non exhaustive
et en perpétuelle évolution (voir carte).
Pour la France, il s'agit en quelque sorte d'un retour vers le passé. Paris
disposait, aux indépendances, de 30 000 soldats sur le continent. Ils n'étaient
plus que 15 000 en 1980 et 5 000 en 2012. Mais après une vaine tentative de
désengagement impulsée en 2008 par Nicolas Sarkozy, l'armée a retrouvé le chemin
de l'Afrique, son terrain de jeu préféré. Ils sont aujourd'hui près de 9 000
soldats tricolores sur le continent à pouvoir reprendre le célèbre chant des
légionnaires : "Sous le soleil brûlant d'Afrique / Cochinchine, Madagascar / Une
phalange magnifique / A fait flotter nos étendards..."
Lutter contre les trafics et le terrorisme
Cependant, il est fini le temps des bases imposantes qui trônaient au milieu des
"autochtones" telles des miasmes hérités de l'époque coloniale. La mode est à la
base discrète et sans prétention, souvent nichée dans un coin d'aéroport,
parfois même perdue au fin fond d'un désert. Les bases historiques (Dakar,
Libreville, Djibouti) ont perdu de leur superbe et de leurs effectifs.
"Notre mission a évolué, note un officier basé à Paris. Nous n'avons plus pour
fonction de soutenir un État ou un régime contre des agressions extérieures ou
intérieures, mais de lutter contre les trafics et le terrorisme. Pour cela, on
n'a pas besoin de grosses bases." Certaines, que l'on appelle à Paris des
"postes avancés" et qui se situent au plus près du front jihadiste, n'abritent
pas plus de 50 hommes, pour la plupart des "forces spéciales". Plus discrètes,
plus efficaces.
La réflexion est la même à Washington. Longtemps, les États-Unis ont ignoré le
continent, jusqu'à ce que l'administration Bush l'intègre en 2002 dans sa
"guerre globale contre la terreur". "Cette importance stratégique nouvelle est
entérinée en 2007 par la création d'un commandement militaire régional pour
l'Afrique : l'Africom", indique Maya Kandel, spécialiste de la politique
étrangère des États-Unis et chercheuse à l'Institut de recherche stratégique de
l'École militaire (Paris). Un chiffre illustre la nouvelle donne : entre 2009 et
2012, l'aide militaire aux pays africains a doublé, passant de 8 à 16 milliards
de dollars. L'Afrique, "c'est le champ de bataille de demain", affirme le
général James Linder, qui commande les "forces spéciales" affectées à Africom.
Aujourd'hui, on compte sur le continent entre 5 000 et 6 000 soldats américains.
"Du nord au sud, de l'est à l'ouest, de la Corne de l'Afrique au Sahel, du coeur
du continent aux îles situées au large de ses côtes, l'armée américaine est à
l'oeuvre", constate Nick Turse, un journaliste américain qui a fait de l'Africom
sa spécialité. Mais hormis à Djibouti et bientôt au Liberia, où l'arrivée de 3
000 soldats pour lutter contre l'épidémie Ebola ne devrait pas passer inaperçue,
les troupes se font discrètes.
Les hommes se comptent par dizaines seulement sur la douzaine de bases qu'a
investies l'US Army ces dernières années. Baptisés lilypads ("nénuphars"), il
s'agit de dispositifs de petite taille qui se résument à un hangar, quelques
tentes et une flotte de petits avions de tourisme truffés d'électronique ou de
drones décollant la nuit...
L'Afrique est ainsi devenue, selon Maya Kandel, "le laboratoire de la nouvelle
approche dite d'empreinte légère - light footprint - et de leadership en
retrait" chère à Obama, qui repose sur l'usage des drones et de forces
spéciales. "Une présence directe et manifeste des forces américaines sur le
continent africain peut être source de contestation", expliquait récemment un
colonel dans Special Warfare, une revue de l'armée américaine.
Le cas burkinabè illustre la discrétion dont font preuve les armées étrangères,
souvent à la demande de leurs hôtes. Longtemps, la présence d'éléments commandos
français et américains a été tenue secrète à Ouagadougou, jusqu'à ce qu'il ne
soit plus possible de nier l'évidence. L'installation américaine remonte à 2008,
après le coup d'État, à Nouakchott, de Mohamed Ould Abdelaziz. "Les Américains
ne pouvaient plus mener leurs opérations depuis la Mauritanie, explique un
officier burkinabè. Ils se sont rabattus sur le Burkina." À l'époque, le
ministre de la Défense, Yéro Boly, avait proposé une zone retirée de la base
aérienne de Ouagadougou pour rendre discrète la présence des avions américains.
"Le problème, avait-il expliqué aux Américains, n'est pas la présence de ces
avions, mais la publicité qui pourrait être faite autour."
Le même dilemme se pose deux ans plus tard, quand la France cherche une base
dans la région pour y faire stationner une force d'intervention rapide -
celle-là même qui, début 2013, mettra un frein à l'offensive des jihadistes au
Nord-Mali. Le Niger et le Mali ayant poliment refusé, Paris se tourne vers
Blaise Compaoré. Celui-ci accepte, à trois conditions : que cela reste secret,
que les Français forment l'unité antiterroriste burkinabè et qu'ils s'installent
dans un camp situé à l'abri des regards, à dix kilomètres de la capitale.
Armées non africaines présentes sur le continent.
Le président ivoirien s'est montré soulagé
Qu'il est loin, cependant, le temps où l'on jurait, la main sur la Bible ou sur
le Coran, qu'aucune armée étrangère ne s'installerait dans le pays. "Il y a
trois ans, témoigne un conseiller de Hollande, Mahamadou Issoufou ne voulait pas
entendre parler d'une présence étrangère sur le sol nigérien malgré des demandes
répétées. Aujourd'hui, il s'en félicite." La base aérienne 101 de Niamey, où
l'on compte près de 300 soldats français, trois à quatre drones, des avions de
chasse de passage et des ravitailleurs, est un pion essentiel dans le dispositif
Barkhane. C'est du Niger également que décollent les drones américains volant
au-dessus du Sahel. Mais, comme au Burkina, les autorités nigériennes ont exigé
que les effectifs déployés soient peu nombreux et peu visibles.
"Aujourd'hui, témoigne un proche de Jean-Yves Le Drian, nombreux sont les chefs
d'État qui veulent "leur" contingent de soldats français." Quand, le 9 mai
dernier, le ministre français de la Défense a confirmé à Alassane Ouattara que
les soldats tricolores ne quitteraient pas le camp de Port-Bouët et que leur
effectif serait gonflé (800 en 2016, contre 450 aujourd'hui), le président
ivoirien s'est montré soulagé.
Deux jours plus tard, Macky Sall était tout aussi radieux : la France venait de
lui promettre qu'elle ne toucherait pas aux effectifs des éléments français au
Sénégal (EFS) basés à Dakar. Il y a trois ans, son prédécesseur, Abdoulaye Wade,
se vantait avec des accents anticolonialistes d'avoir obtenu le départ des deux
tiers du contingent.
Même le Nigeria, jadis si jaloux de sa souveraineté, accueille depuis cinq mois
(et à sa demande) quelques dizaines d'agents de renseignements et de forces
spéciales américains, britanniques et français, dans le cadre de la lutte contre
Boko Haram et de la quête des lycéennes enlevées à Chibok. Et Africom, dont
aucun État africain n'avait voulu accueillir le siège en 2007 (ce qui avait
contraint son état-major à se rabattre sur la ville de Stuttgart, en Allemagne),
ne fait plus office d'épouvantail.
À tel point que, comme l'a mentionné l'ancien commandant de la force, le général
Carter Ham, "certains pays africains ont discrètement fait savoir que si les
États-Unis voulaient établir une base en Afrique, ils seraient sans doute
disposés à leur faire une place".
Les griefs de ceux qui dénoncent cette présence, comme l'association Survie en
France ou des franges de la société civile en Afrique, et qui jouent sur la
dialectique anticolonialiste pour se faire entendre sont nombreux : flou
juridique, opacité autour des accords militaires, perte de souveraineté... Comme
le souffle un officier français : "Une base, c'est comme une guerre : on sait
quand ça commence, mais on ne sait jamais quand ça s'arrêtera." Malgré tout,
constate un proche de Le Drian, la plupart des chefs d'État se sont débarrassés
de leurs réticences.
Missions d'entraînement de soldats américains au-dessus de
Djibouti.
Le pays accueille à lui seul 7000 soldats étrangers.
D'autres enjeux moins avouables
Il y a plusieurs raisons à ce phénomène. En premier lieu, l'aspect sécuritaire.
"Nous avons besoin de cette présence militaire étrangère, ne serait-ce que pour
assurer notre sécurité. C'est indispensable. Il y a quelques années, nous ne
voulions pas en entendre parler, mais l'effondrement du Mali en 2012 a changé la
donne", admet le chef d'état-major particulier du président d'un État sahélien.
"Nos armées ont été laissées à l'abandon ces vingt dernières années, notamment
en raison des ajustements structurels imposés par le FMI, ajoute le ministre de
la Défense d'un pays voisin. Et elles n'ont jamais été formées pour combattre le
terrorisme. Il nous faut du temps et de l'aide pour les y préparer."
Mais il y a d'autres enjeux, parfois moins avouables, qui poussent les États
africains à brader un pan de leur souveraineté, notamment un enjeu financier :
les bases sont bénéfiques pour l'économie nationale. Les Sénégalais s'en sont
rendu compte en 2011 : quand 800 des 1 200 soldats français ont quitté le
territoire, ce sont des milliers d'emplois directs et indirects qui ont disparu.
À Djibouti, la manne est plus importante encore. Américains, Français et
Japonais paient en effet un loyer (pratique peu répandue dans les autres pays)
qui représente en tout près de 120 millions d'euros par an...
Un enjeu politique, enfin. Comme le note un officier français en poste en
Afrique : "Certains régimes sont tentés d'utiliser cette présence pour anéantir
des rébellions qu'ils présentent comme terroristes." D'autres peuvent être
tentés de "monnayer" une "base" contre, sinon un soutien, du moins le silence de
Paris ou de Washington sur des cas de politique intérieure gênants.
Au Tchad, des leaders de l'opposition se désolent de voir l'aspect militaire
primer sur les droits de l'homme. Ils s'en plaignent régulièrement aux
diplomates français. Il est vrai que Déby, qui était persona non grata à
l'Élysée juste après l'élection de Hollande, est aujourd'hui perçu comme un
intouchable à Paris. "Il est au coeur de notre dispositif", explique simplement
un diplomate français.
Des formations à double tranchant
Le constat est d'un ministre sahélien de la Défense : "La présence de militaires
étrangers en Afrique est nécessaire. Mais elle ne sera bénéfique que si elle est
accompagnée d'une vraie coopération. Les Français et les Américains doivent nous
aider à former nos soldats." C'est déjà le cas. "Cela fait des années que la
priorité est donnée à la coopération avec les Africains afin qu'ils assurent
eux-mêmes leur défense", indique un officier français. Ainsi, chaque année, la
France forme près de 15 000 soldats issus d'une trentaine de pays africains.
Il y a un an, François Hollande a promis de porter ce chiffre à 20 000 par an.
Au Mali, l'Union européenne a formé plus de 2 000 militaires depuis l'année
dernière. Quant aux Américains, voilà des années qu'ils forment eux aussi des
unités d'élite de la plupart des armées du continent, avec une idée en tête :
combattre par procuration. Ils sont particulièrement actifs dans le Sahel. Mais
cette stratégie a des failles, comme le montre l'exemple malien : la plupart des
hommes formés par leurs soins ont basculé dans la rébellion touarègue en 2012.
"L'entraînement était peut-être un peu trop concentré sur la dimension technique
et tactique, alors qu'il aurait fallu insister sur les valeurs et l'éthique
militaires", a reconnu le général Ham.
Naviguer à travers les articles | |
En Guinée, le doute plane à nouveau sur le mont Simandou | Libye: Abdelhakim Belhadj prend du galon |
Les commentaires appartiennent à leurs auteurs. Nous ne sommes pas responsables de leur contenu.
|