Depuis sa chute, l’-ex président burkinabè Blaise Compaoré a trouvé refuge à Yamoussoukro, en Côte d’Ivoire. Une arrivée qui fait la une des journaux ivoiriens et divise l’opinion. Franck Hermann Ekra, analyste politique ivoirien et consultant en stratégies d'images, livre son point de vue sur la situation et les conséquences que cet exil pourrait avoir sur le pays.
Jeune Afrique : Après sa chute, Blaise Compaoré a donc été
accueilli en Côte d’Ivoire. Une destination prévisible, selon vous ?
Franck Hermann Ekra : Prévisible non. Cela paraissait improbable,
et même risqué, compte tenu des proximités historique, géographique, de
personnels politiques et de populations du Burkina Faso et de la Côte d’Ivoire.
Cela étant, le fait que le gouvernement de la Côte d’Ivoire ait choisi, en
concertation avec les autorités françaises, d’abriter l’ex-président est un acte
de responsabilité puisque manifestement, il s’agissait de protéger sa vie. Son
exfiltration a probablement permis d’éviter un bain de sang ou du moins un
embryon de crise en Côte d’Ivoire et au Burkina Faso. L’histoire entre Compaoré
et la Côte d’Ivoire est incestueuse, et les Ivoiriens s’interrogent sur les
conséquences d'une éventuelle prolongation de son séjour chez eux.
Pourquoi est-ce "risqué" selon vous ?
Il y a tout d’abord un risque d’opinion. La Côte d’Ivoire a une vocation à
l’hospitalité et à l’expression de la fraternité, mais celle-ci doit être
conciliée avec l’impératif de réconciliation. Or depuis septembre 2002 et le
déclenchement de la rébellion armée qui a ouvert la crise militaro-politique en
Côte d’Ivoire, une frange non négligeable d'Ivoiriens considère Blaise Compaoré
comme co-responsable de son malheur (le Burkina ayant servi de base arrière pour
la rébellion, NDLR). Il y a aussi un risque d’instabilité. La Côte d’Ivoire
abrite près de 4 millions de Burkinabés. On dit parfois en plaisantant qu'ils
sont la 61e ethnie de ce pays. C'est une population composite et divisée
politiquement entre pro et anti-Compaoré.
Et la classe politique ivoirienne, comment
accueille-t-elle cette arrivée ?
Cette arrivée est diversement appréciée, selon les postures à l’égard de
la rébellion ivoirienne. Si on observe les déclaratifs des partisans du
principal parti d’opposition, le Front populaire ivoirien (FPI) et du
Rassemblement des républicains (RDR, parti au pouvoir) sur les réseaux sociaux,
on se rend compte que le sujet est particulièrement polémique. On voit bien que
l’antagonisme commence à poindre de nouveau. L’arrivée de Compaoré créé un pic
de tension dans le débat national.
Et au niveau du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI)
d'Henri Konan Bédié ?
Sur cette question, le PDCI est nécessairement clivé, divisé. Dans la
mesure où ce partage entre pro et anti-rébellion le traverse également. C’est
d’ailleurs l’un des enjeux du refus d’un important segment du parti devant la
fusion avec le RDR. Certains considèrent que celle-ci viendrait solder les
comptes et effacer le passé violent d’un certain nombre d’acteurs politiques.
L'amitié entre les deux chefs d’État était connue de tous.
Est-ce que cela ne laissait pas présager de la tournure des évènements ?
Plus que d’amitié, il s’agit d’une complicité manifeste entre les deux
présidents. Mais il y a aussi la complicité entre l’ex-président burkinabé et le
président de l’Assemblée nationale ivoirienne, Guillaume Soro. Et cela se
traduit d’ailleurs dans la forme de communication que le gouvernement a adoptée
depuis le début de cette crise. Le 31 octobre, le porte-parole du gouvernement a
déclaré sur les ondes d’une radio étrangère, que le gouvernement ivoirien
considère Compaoré comme "légitime". Or il lui aurait suffi de dire qu’il est le
président légal. Ce manque de maîtrise de la communication gouvernementale dans
la gestion médiatique de cette crise est particulièrement préoccupant.
Le porte-parole du RDR, Joël N’Guessan, a quant à lui
réfuté toute critique en avançant que Blaise Compaoré était de toutes façons
"Ivoirien", car marié avec une femme ivoirienne...
Ce n’est pas une question de droit de séjour ou de droit d'établissement par ce
que l’on peut circuler librement dans l´espace Cedeao. Il suffit à Blaise
Compaoré d’être Burkinabé pour s’établir en Côte d’Ivoire. Donc la question de
sa nationalité ne se pose même pas.
Cet exil pourra-t-il être durable selon vous ?
Sauf à s’enfermer dans l’autisme, le président Blaise Compaoré et les
autorités ivoiriennes exploreront une autre voie pour son exil. Une autre
alternative pourrait être le Maroc où le président Compaoré a semble-t-il des
liens. La question qui se pose en revanche et qui demeure fondamentale, c’est la
prise en considération ou non de l’opinion de tous les Ivoiriens. Le
gouvernement réussira-t-il à ne pas leur donner le sentiment qu’ils n’ont pas
leur mot à dire ? Il y a un impératif de réconciliation en Côte d’Ivoire. Rester
sourd aux opinions manifestées serait incongru car Compaoré lui-même a entendu
l’appel des Burkinabés qui lui ont demandé de quitter le pouvoir.
Quelle lecture faîtes-vous de la communication de Blaise
Compaoré depuis son départ de Ouagadougou ?
Il se pose en victime. Toutefois, il ne précise pas de qui il pense être
la victime, du peuple burkinabé, d’une frange de ses fidèles qui n’ont soutenu
un jusqu'au-boutisme ? D'"amis" extérieurs qui n’auraient pas fait montre de la
gratitude escompté ou d’anciens "amis" qui ne lui veulent pas que du bien ?
Cette communication a une fonction d’alerte, de protection, c’est un signal de
détresse. Compaoré parle de lui-même comme d’un "agneau-émissaire". Or cette
image est en décalage avec celle projetée sous sa présidence.
Quid de son influence depuis son départ ?
"La gourde qui a contenu du piment peut toujours faire éternuer", aimait
à dire Houphouët-Boigny auquel le président Compaoré s'identifie. S´il n’est
plus institutionnellement au pouvoir, il n’a néanmoins pas perdu son pouvoir
d'influence. Ce qui s’illustre d’ailleurs dans la non-gestion de la transition
en cours. Son ombre tutélaire plane toujours sur le pays et les institutions.
Elle ne disparaîtra pas de sitôt et il compte toujours des partisans et des
relais à Ouagadougou. Sa chute est un séisme politique régional. Et il y aura
très probablement des répliques dans sa zone d’influence qui comprend en plus de
la Côte d'Ivoire notamment le Mali, le Niger et la Mauritanie dans la zone
sahélienne.
Quelle leçon politique tirez-vous de ce "séisme"?
C’est l’avènement d’un nouvel âge des foules africaines. Il est
intéressant de souligner que l’onction de foules contestataires se substitue au
peuple des votants. C´est une forme inédite d'expérience politique dans notre
région. Ce n’est pas très rassurant pour les pouvoirs dans la mesure où les
peuples savent désormais qu’ils peuvent s’inviter à la table des puissants à
l’heure où ils le décident. Il suffirait de pouvoir encourager des
manifestations spontanées pour renverser, changer, transformer le pouvoir. Et
tout cela découle du nouveau paradigme politique africain dont l'élément décisif
est l’inconscient de la Cour pénale internationale (CPI). Car tant du côté des
foules que des puissants, cette épée de Damoclès que représente la menace de
rendre des comptes devant cette juridiction internationale est prise en compte
dans les nouvelles formes d’action politique et dans l'expérience d’engagement.
La séquence des élections n’est-elle pas menacée dans cet
"âge des foules" que vous décrivez ?
Les élections demeurent. Toutefois, les foules considèrent que les
systèmes électoraux sont verrouillés. Car dans l’inconscient collectif, les
élections sont perçues comme un moment d’organisation du trucage qu'on désigne
sous nos tropiques par une expression éloquente : "la technologie électorale".
Cet état de fait confirme la crise de la représentation et la mise en crise des
modèles traditionnels d'expression de l'opinion. Ce phénomène s’inscrit dans une
tendance globale de sympathie révolutionnaire pacifique et populaire qui a
démarré avec "la révolution des roses" en Géorgie en 2003, puis la “révolution
orange” en Ukraine fin 2004. Bien entendu tous ont en mémoire les répliques dans
des pays arabes en 2011 puis africain en 2014. C’est la victoire de la foule sur
un pouvoir et des institutions affaiblies. Les foules ont désormais conscience
de faire l'Histoire, ce qui ouvre une page d'’incertitude.
_______
Propos recueillis par Haby Niakaté
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