Pour le Premier ministre sortant, le bon déroulement des élections prouve que le pays est dans une dynamique positive.
Avec le secrétaire général de l'ONU, Ban Ki-moon, le 10 octobre.
Jeune afrique : Les législatives se sont tenues le 26
octobre, sans incidents notables, et la Tunisie a connu sa seconde alternance
démocratique en l'espace de trois ans. Mission accomplie ?
Mehdi Jomâa : Pas encore, nous ne sommes qu'à mi-parcours, car il reste à
organiser la présidentielle. Mais nous progressons, d'étape en étape. Le grand
message à retenir de cette séquence, c'est que la Tunisie est dans une dynamique
très positive. La confiance a été restaurée. Les groupes terroristes n'ont pas
réussi à perturber le scrutin. Des cellules jihadistes sont démantelées chaque
semaine. La coordination entre les différents corps de la police et de l'armée a
été considérablement renforcée. Rien n'est gagné, bien sûr, et il faut rester
constamment vigilant. Comme en France, en Belgique et au Canada, le risque zéro
n'existe pas. [Le 5 novembre, 5 soldats ont trouvé la mort dans l'attaque de
deux bus militaires, dans la région du Kef.]
Est-ce à l'actuel président de la République, Moncef
Marzouki, de désigner le nouveau chef du gouvernement, ou faut-il attendre la
tenue de la présidentielle, et laisser cette prérogative au nouveau chef de
l'État élu ?
Il n'est ni faisable ni souhaitable que le président actuel désigne le nouveau
chef du gouvernement, mais je ne pense pas qu'il en ait l'intention. Une telle
initiative créerait des polémiques et des suspicions inutiles. Et poserait un
problème de fond, car deux portefeuilles de souveraineté, la Défense et les
Affaires étrangères, doivent faire l'objet d'un accord entre le chef du
gouvernement et le président de la République.
Béji Caïd Essebsi, en quittant la présidence du
gouvernement, en décembre 2011, après l'élection de l'Assemblée constituante,
avait arrêté une doctrine avec ses ministres : pas de débauchages individuels et
une démission en bloc de l'ensemble de son cabinet. Cette règle n'avait connu
qu'une exception : le ministre de la Défense de l'époque, Abdelkrim Zbidi, qui
avait été incité à rester au nom de la continuité de l'État et de l'intérêt
supérieur de la nation. Qu'en sera-t-il avec les ministres de votre gouvernement
? Avez-vous arrêté une ligne, et laquelle ?
J'ai demandé à mes ministres de rester concentrés sur leur travail et de
ne pas penser à leur avenir, politique ou professionnel, jusqu'à la tenue des
législatives. Par souci d'efficacité et par loyauté, car notre cabinet est un
cabinet indépendant des partis politiques. Je les ai également informés, dès le
mois d'août, que je ne serai pas candidat à la présidence de la République. Je
leur ai également dit que je n'envisageais pas une prolongation de ma mission.
En clair : je ne serai pas le prochain Premier ministre.
En revanche, mes ministres ont entière liberté de rempiler, s'ils sont
sollicités, s'ils trouvent leur place dans un futur gouvernement. J'attends
d'eux qu'ils me consultent, qu'ils me préviennent en amont s'ils ont des
contacts. La majorité d'entre eux a exprimé le souhait de ne pas rester.
D'autres vont peut-être continuer. Cette perspective va dans le sens de la
continuité de l'État. C'est donc, à mon sens, une bonne chose, susceptible de
faire gagner du temps à la nouvelle équipe. Quoi qu'il en soit, ce sera à la
nouvelle majorité d'exprimer ses besoins, mon gouvernement sera à son service,
au service de la meilleure passation possible, dans l'intérêt de la Tunisie et
de l'État.
Qu'est-ce que vous aimeriez que l'on retienne de votre
passage à la tête du gouvernement ?
Nous avons réussi à apaiser la scène politique et sociale pour que ces élections
puissent se dérouler dans de bonnes conditions. En parallèle, et avec autant
d'énergie, nous avons travaillé à la restauration de l'autorité de l'État. Il
faudra continuer dans cette voie. Nous sommes arrivés au gouvernement avec "la
feuille de route du Quartet" comme viatique. Nous allons le quitter avec un
projet d'avenir pour le pays, un agenda de réformes.
Avez-vous la certitude que ce projet de réformes sera
endossé par le futur gouvernement ? Ne craignez-vous pas, au contraire, que la
nouvelle équipe ne se sente pas liée par vos engagements et ne soit tentée de
repartir de zéro ? C'est ce qui s'était passé en 2012, sous le gouvernement de
Hamadi Jebali...
Notre pays a souffert ces dernières années d'un manque de visibilité, de
continuité et de transmission. Les grandes questions vont se poser à tous les
gouvernements de la même manière, qu'il s'agisse de la gestion des entreprises
d'État, de la crise des finances publiques, des problèmes de l'emploi, de
l'investissement ou des régions. La stratégie de réformes que nous préconisons
n'a pas été élaborée "en circuit fermé", mais a fait l'objet de discussions et
de débats approfondis avec l'ensemble des partis politiques. Nous avons analysé
objectivement les défis et les challenges. Toutes les étapes de la réflexion
stratégique ont été consignées dans un document. Une fois qu'on a le bon
diagnostic, on a déjà fait la moitié du chemin. Il y aura certainement des
écarts de "packaging", en fonction des sensibilités politiques, peut-être des
ajustements, mais je ne pense pas que le diagnostic global sera révisé.
Imaginons qu'il n'y ait pas d'accord entre les partis et
que, plutôt que de former un gouvernement qui risquerait d'être très instable,
les acteurs politiques s'entendent autour de la reconduction d'une équipe de
technocrates. Vous avez annoncé votre intention de partir, au plus tard en
février 2015, une fois la transition achevée. Mais imaginons que les partis
fassent appel à vous, et insistent...
Les partis ont été mandatés par le peuple pour trouver des solutions aux
problèmes du pays. Le premier auquel ils seront confrontés sera effectivement la
désignation d'un chef du gouvernement. Je n'imagine pas une seconde qu'ils
échoueront à trouver une solution à ce problème. Je pense au contraire que nous
sommes entrés dans une dynamique de compromis. Est-ce que je pourrais rester si
ma présence était jugée indispensable ? Personne n'est indispensable. Cette idée
qu'il y aurait des dirigeants "indispensables" a fait un tort considérable à la
Tunisie au cours de l'histoire récente. Donner l'exemple, savoir partir à temps,
le moment venu, en toute responsabilité, sans renâcler, sans chercher à jouer
les prolongations. Voilà qui pourrait être notre modeste contribution à
l'avancement du processus démocratique. Laissons cette construction se faire.
Nul n'est indispensable, ce pays regorge de compétences. Je suis même persuadé
d'une chose : le prochain gouvernement sera encore meilleur que le nôtre !
Comment envisagez-vous votre avenir ? Le voyez-vous à
Tunis, à Mahdia, ou à Levallois, en banlieue parisienne, où vous possédez une
maison ?
Pour l'instant, ni à Mahdia ni à Tunis. Sincèrement, aujourd'hui, je
n'envisage rien du tout, car je suis concentré sur ma mission. Mais je m'attends
à avoir des propositions émanant de grands groupes internationaux. J'ai un
background professionnel qui me permet d'avoir des opportunités, j'ai des
compétences en stratégie, en management, en leadership, et j'ai désormais aussi
une expérience technique et politique. Je ne suis pas encore dans cette
réflexion, mais la perspective de retourner travailler à l'international ne me
déplaît pas.
________
Propos recueillis à Tunis par Samy Ghorbal
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