Au Maroc, la société suisse chargée du marquage fiscal des boissons et du tabac est loin de faire l'unanimité. Outre des tarifs jugés excessifs, l'opacité de sa gestion pose question.
"C'est un dossier très sensible. Je vous conseille de ne pas trop fouiller dans
cette affaire." Ainsi répond un haut cadre de l'Administration des douanes et
impôts indirects quand on lui demande de parler de SicpaGSS, la filiale
marocaine du groupe suisse Sicpa. Même réaction chez un industriel ayant affaire
à cette société depuis 2010. Au Maroc, dès qu'on évoque SicpaGSS, les
interlocuteurs se dérobent.
La société n'exerce pourtant pas dans un secteur sensible tel que l'armement ou
le renseignement. Son domaine est même plutôt ordinaire : le marquage fiscal. Un
système instauré par l'État marocain en 2010 et qui lui permet de contrôler
l'assiette de la taxe intérieure de consommation (TIC), à laquelle sont
assujettis les industriels du tabac et de l'alcool, les producteurs d'eaux
minérales et les limonadiers. SicpaGSS intervient comme prestataire de services
pour le compte de l'Administration marocaine des douanes et impôts indirects. Un
marché qu'elle a remporté en 2010 par appel d'offres.
Zizanie
Dès son entrée en vigueur, la mesure a semé la zizanie dans les milieux
d'affaires. En cause ? Les prix pratiqués au Maroc par Sicpa, jugés excessifs.
Exemple : au Maroc, le marquage de 1 000 cigarettes est facturé 3,05 dollars
(2,40 euros). Soit 15 fois plus que ce qu'elle demande en Turquie (0,20 dollar)
ou au Canada ( 0,27 dollar). Et près du double des tarifs appliqués au Brésil
(1,48 dollar) ou en Albanie (1,64 dollar).
"À prestations égales, le coût doit être égal. Ce principe de base n'est pas
respecté dans le cas du marquage fiscal, qui ne demande pourtant pas un grand
investissement, ni une technologie avancée...", estime un industriel marocain. À
l'Administration des douanes, on ne dit pas autre chose. "Les prix sont
effectivement excessifs. Mais nous ne pouvons rien faire pour l'instant, puisque
c'est ce que prévoit le contrat entre l'État et la société. On ne peut pas
revenir sur des engagements pris par le gouvernement", confie une source au
ministère des Finances, département de tutelle de ladite administration.
Secret d'état
Le contrat, d'une durée de cinq ans, a été négocié entre le ministre des
Finances de l'époque, Salaheddine Mezouar (aujourd'hui ministre des Affaires
étrangères), et les responsables de la société suisse. Les industriels, eux, se
plaignent de ne pas y avoir été associés.
"Le marquage nous est tombé sur la tête comme une taxe. Et on ne connaît même
pas les détails du contrat. C'est visiblement un secret d'État", tonne l'un
d'eux. Les quelques opérateurs qui ont essayé de remettre ce marché en question
ont essuyé des échecs cuisants. C'est le cas de la société Brasseries du Maroc,
leader national des boissons alcoolisées, qui avait saisi la Cour suprême en
2010 pour faire tomber ce deal. "Nous avons perdu notre procès contre
l'administration et Sicpa. Pis, nous avons subi un redressement fiscal
injustifié dans la foulée. Cela sentait la revanche. Depuis, nous évitons de
parler du sujet", résume un ancien cadre des Brasseries.
Aveu de faiblesse
À deux mois de la fin du contrat liant l'État à Sicpa, cet argumentaire
développé (en off) par les lobbyistes des industries du tabac et de l'alcool et
les limonadiers ne trouve pourtant aucun écho favorable du côté des pouvoirs
publics - jugés incapables de faire fléchir Sicpa sur ses tarifs, voire de le
remplacer.
Un aveu de faiblesse entendu même chez de hauts fonctionnaires de
l'Administration des douanes, pourtant très puissante : "Pendant plusieurs mois,
nous avons approché de nouveaux opérateurs, mais personne n'a été capable de
répondre à tous nos besoins. Sicpa seul est capable de couvrir toute la palette
de produits soumis à la TIC." Le contrat de Sicpa devrait donc être reconduit
pour cinq ans, au grand dam des industriels, qui se voient soulagés de points de
marge sans pouvoir agir. Mais pour le plus grand bonheur des actionnaires de
Sicpa au Maroc.
Après un chiffre d'affaires de 79 millions de dirhams (7 millions d'euros) en
2010 - lors de son démarrage -, la société a aligné des revenus de plus de 600
millions de dirhams les années suivantes. Or près des deux tiers de ce montant
sont utilisés dans des "achats de travaux, d'études et de prestations de
services", d'après des documents que Jeune Afrique a pu consulter.
Une rubrique du compte de produits et charges qui a englouti plus de 400
millions de dirhams chaque année depuis 2011, selon le bilan de la société. "Il
s'agit d'études commandées à la filiale turque de Sicpa, mais nullement
justifiées. Dans le domaine, la technologie et les process n'ont pas changé
depuis une dizaine d'années", rappelle un connaisseur du secteur, qui
s'interroge sur la finalité de ces commandes massives d'études.
Interrogé sur ce point, Sicpa n'a pas souhaité répondre à Jeune Afrique, mais a
tout de même tenu à nous adresser une mise en garde via le prestigieux cabinet
d'avocats parisien de Me Hervé Temime : "Eu égard aux obligations de
confidentialité de Sicpa et de ses filiales envers leurs clients, il leur est
impossible de répondre à vos questions. Je relève néanmoins dans leur
formulation de graves accusations, évidemment mensongères... Je vous précise par
conséquent que toute atteinte illicite à la réputation de la société Sicpa ou à
une de ses filiales serait immédiatement judiciairement poursuivie." Un
avertissement clair, mais qui ne dit pas à quoi servent les études et travaux
commandés par la filiale marocaine. Dont acte.
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