Cécile Kyenge n'est plus ministre de l'Intégration en Italie depuis février 2014. Mais elle n'a pas mis fin à son engagement politique. En tant que députée européenne, elle reste très impliquée dans les dossiers concernant l'asile et l'immigration. Elle garde également un œil avisé sur l'Afrique depuis le Parlement européen, où elle a reçu "Jeune Afrique".
Cécile Kyenge, dépitée européenne originaire
de RDC.
Il y a un an, en février 2014, Cécile Kyenge quittait son poste de ministre de
l'Intégration en Italie, alors que le Premier ministre Enrico Letta venait de
démissionner, mettant fin à son gouvernement de coalition. Elle ne le regrette
sans doute pas. Attaquée de toute part pour ses origines africaines, victime du
racisme de la Ligue du Nord, elle jouissait d'une faible marge de manœuvre.
Aujourd'hui, elle semble, de l'aveu de ses proches, avoir repris sa liberté.
Plus offensive, la députée européenne se bat toujours afin que son continent
d'adoption trouve une solution à l'afflux de migrants venus des pays du Sud. Au
Parlement européen, elle s'est notamment fait l'ambassadrice d'une approche
prenant en compte le sauvetage des centaines de milliers de personnes tentant
d'accoster aux frontières de son continent d'adoption.
L'Afrique n'est cependant jamais loin. Dans son bureau bruxellois, égayé des
couleurs mozambicaines de son canapé, le best-seller "Congo, une histoire" de
David Van Reybrouck trône en bonne place. Attendue au Nigeria en février afin
d'observer le déroulement du scrutin présidentiel au sein d'une mission de l'UE,
elle continue de suivre l'actualité du continent et se rendra en avril dans son
pays d'origine, afin, entre autres, d'y rencontrer le docteur Denis Mukwege,
lauréat du prix Sakharov 2014. Un passage obligé pour celle qui fut également
médecin, en ophtalmologie, avant d'embrasser la politique.
Jeune Afrique : Quelque 200 000 migrants ont fait naufrage
sur les côtes d'Italie en 2014. Face à ce phénomène, que peut faire l'Europe ?
Cécile Kyenge : L'approche que l'Europe utilise aujourd'hui doit
être rediscutée. Jusqu'à présent, elle était centrée sur le volet sécuritaire.
Mais nous devons absolument prendre en compte la question du sauvetage de la vie
humaine. C'est le sens de la résolution que le Parlement a votée en janvier. Le
problème est également financier. Le projet Mare Nostrum, qui avait permis de
sauver en mer environ 170 000 migrants, avait été mis en place par la seule
Italie pour 9 millions d'euros par mois. Depuis le 1er novembre 2014, il a été
remplacé par le programme Triton, qui n'investit que 3 millions d'euros, alors
que 19 pays y participent.
Un navire chargé de migrants tunisiens pénètre dans le port de l'île de
Lampedusa
Est-ce uniquement un manque de moyens financiers ou
l'Europe paie-t-elle également la faiblesse de sa politique étrangère commune ?
Nous avons du mal à parler d'une seule voix et encore plus à la faire
entendre. Il faut mettre en place avec les pays du sud une collaboration et un
accompagnement vers la démocratie et la paix. L'Union européenne doit également
établir la capacité d'accueil de chaque État-membre par rapport à ses revenus.
Certains États pointent du doigt la libre circulation des
personnes dans l'espace Schengen comme responsable de la forte migration vers
l'Europe. Vous excluez de le réformer ?
Le réformer serait vraiment une erreur. L'Europe s'est fondée sur la
libre circulation. Si l'Union européenne touche à cette valeur, cela n'aura pas
qu'un effet sur la circulation des personnes mais aussi sur la totalité des
politiques européennes.
La montée des populismes et des extrémismes traduit-elle
l'échec de l'Union européenne ?
La communauté européenne a commis beaucoup d'erreurs notamment dans les
stratégies d'intégration mais aussi en mettant en place des politiques
d'austérité qui n'ont pas fonctionné et qui ont alimenté une montée du
populisme. Il faut regarder cet échec en face. En Italie, il y a 42% de chômage
chez les jeunes. Ils n'ont aucune vision sur l'avenir et se sentent exclus. Idem
pour les personnes issues de l'immigration alors qu'elles sont de la troisième
ou de la quatrième génération. Il faut leur faire comprendre qu'elles
appartiennent à nos sociétés.
Comment ?
La gauche ne doit pas avoir peur d'aborder les thèmes liés à
l'immigration et la sécurité. Il faut ouvrir les frontières, ne pas remettre en
cause l'espace Schengen et investir sur l'intégration.
Quelle réaction auriez-vous si les Français portaient le
Front national au pouvoir en 2017 ?
Ce serait terrible. Je crois que les Français vont tout faire pour que
cela n'arrive pas mais Marine Le Pen est très rusée. Elle n'utilise pas le même
langage que les responsables de la Ligue du Nord, en Italie, qui sont brutaux.
Mais la base est toujours la même : "il faut fermer les frontières". C'est
là-dessus qu'il faut critiquer le projet du Front national et de tous les autres
populismes. Au contraire, l'Europe a besoin de les ouvrir encore plus du point
de vue économique, démographique, social... Elle a évité le déclin démographique
grâce à l'immigration. Une culture refermée sur soi-même est condamnée à
l'extinction.
Marine Le Pen a déclaré récemment au Parlement européen
que les filières d'immigration pourraient être infiltrées par des réseaux
terroristes. Qu'en pensez-vous ?
Cette analyse est vraiment de très bas niveau. Le danger n'est pas
l'origine de la personne, c'est la violence, c'est la haine. Beaucoup de
personnes en Europe n'ont jamais mis les pieds dans un pays étranger et se sont
pourtant converties à la cause terroriste.
Le Nigeria est en ce moment la proie du terrorisme.
L'avancée de Boko Haram vous effraie-t-elle ?
Boko Haram est né au Nigeria et menace aujourd'hui le Cameroun et le
Niger, qui sont des pays aux moyens défensifs limités. Si la communauté
internationale ne parvient pas à contrôler la menace terroriste, on risque de
vivre une situation similaire à ce qui se passe actuellement au Moyen-Orient.
D'autant que le Nigeria est déjà un pays de transit pour le trafic de drogues en
Afrique de l'Ouest.
Le leader de Boko Haram, Abubakar Shekau
L'Union européenne doit-elle intervenir ?
L'Europe doit être aux côtés de l'Union africaine et des organisations
régionales pour envoyer une force d'intervention internationale, qui puisse
également organiser le renseignement.
Il y a près de dix mois, après l'enlèvement des lycéennes
de Chibok, la communauté internationale s'était beaucoup mobilisée. Sans aucun
résultat ?
La communauté internationale a longtemps sous-estimé Boko Haram. Les
consciences n'ont été secouées que quand il y a eu 17 morts à Paris en janvier
et qu'il y en a eu 2 000 au Nigeria dans le même temps. Cela a provoqué un
déclic : il n'y a pas de morts de type A et de type B. Mais le gouvernement
nigérian a aussi sa part de responsabilité. À quoi joue l'armée ? D'où viennent
les armes de Boko Haram ? Il faut obtenir des réponses. Sinon on risque de
détruire Boko Haram en passant à côté des causes profondes qui expliquent son
existence.
En RDC, votre pays d'origine, la future élection
présidentielle alimente les inquiétudes. Joseph Kabila peut-il prolonger son
mandat ?
Il a été président pendant dix ans et a juré de respecter la
Constitution, ce que le peuple congolais a bien compris. Il semble évident qu'il
n'a pas beaucoup d'espace. Il est assez jeune et a tout intérêt à jouer
l'alternance. Malheureusement, les opposants n'ont pas la possibilité de
s'exprimer convenablement. L'Union européenne doit avoir le courage de dénoncer
les intimidations et les arrestations, notamment celles de l'ex-député Vano
Kiboko ou de l'opposant Jean Claude Muyambo. De ce point de vue, il va falloir
demander des comptes au président Kabila. Il faut lui faire comprendre que le
dialogue est indispensable.
Manifestants à Kinshasa mi-janvier 2015.
Un scénario burkinabè peut-il se reproduire en RDC ?
On a vu ce qui s'est passé lors des manifestations contre la loi
électorale. C'est un signal assez fort.
Certains proches de Kabila jugent que l'élection ne pourra
pas se tenir par manque de moyens.
Ils savent depuis longtemps qu'il y aura une élection à organiser en 2016
! C'est une manœuvre. L'Union européenne doit suivre ce dossier, comme celui du
Burundi. Cela ne veut pas seulement dire aller sur le terrain le jour des
élections comme observateurs. Elle doit s'impliquer bien en amont, dans le
respect de la souveraineté, pour donner aux populations la possibilité de
participer à la vie politique et démocratique.
Imaginez-vous parfois vous lancer en politique en RDC ?
Ce serait un peu difficile. Cela fait plus de trente ans que je vis en
Italie. Mais il est toujours douloureux de voir un pays aussi riche plongé dans
la pauvreté. Ils ont presque tout. Ils ont simplement besoin des bons
dirigeants.
Vous étiez le dimanche 11 janvier à Paris pour la marche
en soutien aux victimes de l'attentat contre Charlie Hebdo. Pourquoi y avoir
participé ?
J'étais à Paris pour dire : "On ne peut pas utiliser la violence pour
éliminer la liberté d'expression". Ceci dit, je n'étais pas d'accord avec toutes
les caricatures de Charlie Hebdo. Il y a des limites, là où commence le respect
envers les autres. Si on veut construire une société où les diversités
apprennent à se respecter et à vivre ensemble, il faut qu'on trouve une ligne
rouge à ne pas dépasser. J'ai été très attaquée lorsque j'étais au gouvernement
italien. Cela avait dérapé et j'avais essayé de lancer un débat sur les limites
à ne pas franchir. C'est important qu'on puisse l'avoir aujourd'hui.
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Propos recueillis à Bruxelles par Mathieu OLIVIER
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