Maroc, Les invasions barbares

Renforcé par le ralliement de jihadistes de la région jusqu'alors affiliés à Al-Qaïda, l'État islamique menace l'Afrique du Nord. Mais alors qu'en Libye, comme en Irak et en Syrie, le califat se nourrit du chaos et des conflits confessionnels, le Maroc, l'Algérie, la Tunisie et l'Égypte ne sont pas si vulnérables...

 

 

 


« Voyez ce qu’il advient à vos frères mécréants d’Irak, du Levant et d’autres contrées. Telle sera votre fin, avec la permission de Dieu, qui viendra de nos propres mains, si Dieu le veut. Il n’y aura rien d’autre que les massacres entre nous et vous », profère le jihadiste franco-tunisien Boubaker el-Hakim, alias Abou Mouqatil al-Tounsi, à l’intention des « tyrans sécularistes » de Tunisie.

L’interview de ce héros de l’État islamique (EI) s’étale sur quatre pages dans la dernière édition de Dabiq, diffusée le 31 mars. Sur la couverture du magazine califal en langue anglaise, le minaret de la grande mosquée de Kairouan, ville sainte tunisienne, culmine au-dessus de ce titre : « Seule la charia gouvernera l’Afrique. »

Dans ce huitième numéro, l’EI se félicite de l’allégeance que lui ont récemment prêtée ses nouveaux affidés nigérians de Boko Haram. Mais toute son attention semble se tourner vers l’Afrique du Nord, conquise entre 640 et 711 de notre ère par les armées des premiers califes. Exaltés par les victoires jihadistes au Moyen-Orient et la proclamation du califat, le 29 juin 2014, par leur chef Abou Bakr al-Baghdadi, depuis la grande mosquée de Mossoul en Irak, plusieurs groupes salafistes combattants du Maghreb l’ont reconnu comme le nouveau successeur du Prophète, envoyé pour rétablir la pureté, l’unité et la domination de l’islam sur terre.

En septembre 2014, Jund el-Khilafa (« Les Soldats du califat ») en Algérie font scission avec Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) et se rallient à l’EI, suivis en octobre par le Conseil de la Choura de la jeunesse islamique à Derna, dans l’Est libyen. Le mois suivant, Ansar Beit al-Maqdis (ABM, « Les Partisans de Jérusalem »), groupe jihadiste le plus important d’Égypte, basé dans les montagnes du Sinaï, jure fidélité au « calife Ibrahim » sur son compte Twitter.

Glorifiés à l’infini sur les réseaux sociaux du world wide web, leurs coups d’éclat se multiplient. Les Égyptiens d’ABM poursuivent jusqu’au cœur du Caire leurs attaques sanglantes contre les forces de sécurité, auparavant menées sous la bannière d’Al-Qaïda. Dans les montagnes de l’Est algérien, les sicaires de Jund el-Khilafa enlèvent et égorgent le Français Hervé Gourdel. En Libye, les jihadistes se signalent plus lugubrement encore en diffusant la déca

pitation de 21 otages coptes d’Égypte et s’emparent de Syrte et de Sabratha.

Écartelée entre les zones d’influence de l’EI dans le Sud et d’Al-Qaïda dans l’Ouest, la Tunisie est frappée d’effroi par le massacre de 21 touristes, le 18 mars, dans le célèbre musée du Bardo. Au Maroc, le nouveau Bureau central des investigations judiciaires, créé pour faire face à la menace terroriste, démantèle le 22 mars une cellule, « l’État islamique dans le Maghreb lointain, descendants de Youssef Ibn Tachfin », qui s’apprêtait à frapper des politiques et des membres de la société civile. Une traînée sanglante s’étend de la mer Rouge à l’Atlantique. La reconquête armée de la Oumma (communauté des croyants musulmans) serait-elle engagée en Afrique du Nord ?

Vivier
« La réponse est non, affirme sans ambages l’islamologue Mathieu Guidère, de retour de Tunis et qui vient de publier un État du monde arabe (De Boeck, mars 2015). L’EI réussit en Syrie et en Irak parce que l’État central est défaillant et qu’il bénéficie d’un soutien populaire dans certaines parties de la population sunnite persécutée, massacrée par les milices chiites et convaincue de n’avoir d’autres défenseurs que lui.»

La guerre civile qui ravage la Syrie depuis quatre ans et la dictature chiite discriminatoire de l’ex-Premier ministre Nouri al-Maliki à Bagdad, aggravée par le départ américain de 2011, ont transformé ces deux États déliquescents en viviers à combattants salafistes, en eldorado du jihad international. Rien de cela en Égypte, où le peuple, las des convulsions révolutionnaires et islamistes, a remis son destin entre les mains de fer du maréchal Sissi, dont la priorité des priorités est de rétablir l’ordre et la sécurité. Citée en seul exemple durable de « Printemps arabe », la Tunisie poursuit sa transition démocratique dans la paix civile.

L’Algérie, meurtrie par la décennie noire des années 1990, est sous le contrôle des forces de sécurité. Tout comme le Maroc où, « depuis les cinq attentats-­suicides de 2003, la répression mais surtout la surveillance et la prévention sont fortes, souligne Baudouin Dupret, directeur du Centre Jacques Berque pour les études en sciences humaines et sociales au Maroc, à Rabat. Il y a de bonnes raisons de penser que le royaume va échapper à des actions majeures, même si des coups comme l’attentat de l’Argana à Marrakech en 2011 restent possibles ».

Seul terrain comparable aux anarchies syrienne et irakienne, le chaos libyen fournit à l’EI son unique véritable base territoriale en Afrique du Nord, et menace les États voisins. Après l’exécution de ses 21 ressortissants coptes, l’Égypte y a envoyé ses F16 bombarder les positions jihadistes. Et l’EI affirme que les deux auteurs du massacre du 18 mars en Tunisie y ont été formés par ses soins.

« Ses combattants contrôlent Derna, la presque-totalité de Syrte. Ils sont présents à Sabratha, à Benghazi et ont une vraie marge de progression, affirme le journaliste David Thomson, auteur d’enquêtes sur le jihad international.

Le « calife » Baghdadi y envoie des jihadistes depuis le Moyen-Orient, et l’EI déploie la même stratégie d’implantation qu’en Syrie, lorsqu’en 2012-2013 ses hommes se sont emparés de zones sous contrôle d’autres milices. Et comme en Syrie, ils ont pour objectif de contrôler des ressources pour s’autofinancer, attaquant ports et raffineries. »

Fracture communautaire
Autre différence fondamentale avec le terrain moyen-oriental, l’Afrique du Nord est presque uniformément de confession sunnite quand la Syrie et l’Irak, l’une dirigée par un clan chiite alaouite mais majoritairement sunnite, l’autre sous domination récente de la majorité chiite, sont devenus les champs de bataille de l’Iran et de l’Arabie saoudite, qui prétendent tous deux à l’hégémonie régionale.

Excitée par les ambitions rivales de ces deux théocraties, la ligne de fracture communautaire historique entre frères ennemis de l’islam a engendré un séisme qui ébranle aujourd’hui l’Orient arabe jusqu’au Yémen. La « takfirisation » (excommunication) génocidaire de l’ennemi proche par les prêcheurs des deux jihad ne peut avoir lieu en Afrique du Nord. Pour Mathieu Guidère, seule l’opposition entre séculiers et partisans de l’islam politique pourrait servir un but similaire.

« Ainsi, les élections en Tunisie ont montré que ce pays était divisé en deux, puisque la côte a voté laïc, en faveur du parti Nidaa Tounes, tandis que l’intérieur du pays a voté plutôt islamiste, en faveur d’Ennahdha. Cette répartition électorale, si le gouvernement en place ne fait pas attention, peut se transformer en une division territoriale sur laquelle prospéreraient des groupes affiliés à l’EI, en considérant ceux de la côte comme pas tout à fait musulmans. »

Autre danger, plus immédiat mais plus éclaté, le retour des vétérans du Moyen-Orient menace dès à présent les États de la région. Nombre d’entre eux, aguerris et endoctrinés, s’agglomèrent sans doute en cellules dormantes, prêtes à frapper partout, à tout moment, à terroriser pour générer le chaos d’où pourrait naître la grande confrontation.

Objectif d’une communauté internationale exceptionnellement unanime, le démantèlement de l’EI amènera un flot de jihadistes à regagner leurs patries. Un flot bien plus important que celui déversé par la fin de la guerre d’Afghanistan et qui avait participé, avec la marginalisation du Front islamique du salut, vainqueur des élections de 1991, à l’embrasement de l’Algérie.

Car, insiste Baudoin Dupret, « il faudrait cesser de regarder les sociétés arabo-musulmanes à travers leur opposition à l’Occident pour considérer les conflits internes qui les fracturent, recomposant les États et les sociétés ».

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